Obsolète, le secret médical...

Pierre Fichet
Retour au sommaire - BIPP n° 41 - Mai 2005

Une société fonctionnant au niveau de l'économie dispose de suffisamment de moyens de mettre hors circuit celui qui a été vaincu, celui qui n'a pas réussi, voire un simple gêneur, et de le mettre hors d'état de nuire par une méthode non violente, pacifique et, en termes concrets, de le laisser mourir de faim s'il ne se soumet pas de son plein gré.

Carl Schmitt (1)

Le "Nouvel Âne" du 17 janvier 2005 titre : "L’informatisation fait craindre des viols du secret médical" et en effet une large part des critiques faites au Dossier Médical Personnel sont de cet ordre tant la garantie de secret en informatique est très relative et les sécurités aisément "crackables". Nous ne sommes pas sans savoir que les tentations seront fortes dans une société où l'information est le nouvel or. Il est évident que le contenu du DMP sera convoité par toutes sortes d'entreprises (assurances, banques, employeurs) pour ne citer que les principales.

Ce type de critique présuppose que le risque principal consiste en des actes délictueux de personnes, de groupes ou de sociétés mal intentionnées.

Les partisans du dossier médical informatisé répondent à ce type de questionnement par un renforcement des mesures sécuritaires et pénales, toujours illusoires et faisant d'autant plus craindre pour les libertés(2).

En laissant entendre que le problème du DMP tient essentiellement à la malveillance de quelques-uns, ces critiques font l'impasse sur les effets nocifs que l'on peut attendre de ce DMP sans même qu' il y ait forcément intention malveillante de l'un ou de l'autre.

Le P de DMP a été l'objet d'un débat important dans la bureaucratie sanitaire et sociale. Fallait-il dire Partagé ou Personnel ? Que l'on ait tranché pour personnel, ne vient que mieux souligner que l'objet de ce dossier est surtout d'être partagé, et la question de ce personnel/partagé n'est rien moins, bien que voilée, que celle du privé/public ou encore : intime/public.

Cet effacement de la frontière entre l'intime et le public(3) était déjà dans la loi du 4 mars 2002, concernant les mineurs puisque tout parent peut demander à consulter le dossier médical et par conséquent psychothérapique de son enfant, et que s'il s'avérait que l'enfant ne le souhaitait pas (faisant au passage l'impasse sur l'immaturité de structure de la parole de l'enfant) la tâche du thérapeute serait alors de convaincre celui-ci du bien-fondé d'une telle demande (mesure aux antipodes de la nécessaire confidentialité pour aider une subjectivité plus ou moins défaillante à mûrir).

Hanna Arendt en 1958 dans "La condition de l'homme moderne", parlait déjà de la distinction qui avait cours dans la Grèce antique entre privé et public, de l'effacement de cette frontière dans la modernité, effacement qui permet selon Foucault l'introduction des données biologiques (tant sous forme individuelle du corps que sous forme collective de l'espèce) au grand jour du domaine public.

Ce travail d'Hanna Arendt est le préambule au travail sur le bio-politique développé par Michel Foucault ("Histoire de la sexualité, la volonté de savoir"), dont une face regarde vers le corps humain en tant que machine de production et appelant "son dressage, la majoration de ses aptitudes, l'extorsion de ses forces, la croissance parallèle de son utilité et de sa docilité, son intégration à des systèmes de contrôles efficaces et économiques" et l'autre côté centré sur le corps espèce, traversé par la mécanique du vivant (prolifération des naissances, longévité, niveau de santé…).

Ce que Foucault a montré, c'est que le corps et sa domestication est un des enjeux cruciaux du politique moderne, et c'est pourquoi ce qui touche à la santé aujourd'hui n'est pas anodin, et le nouveau malaise dans la civilisation me semble lié à ce bio-politique.

Mais il existe une lecture plus structurale du bio-politique par Giorgio Agamben (Homo sacer, 1995) (4), soutenant que le bio-politique ne relève pas d'une période historique donnée (la modernité et le capitalisme pour Foucault) mais est le secret par excellence du pouvoir étatique. Pour cela il se distingue de Foucault qui parle de l'introduction de la zoé (la vie nue, non qualifiée chez les Grecs) dans la polis, il relève et complète Foucault en notant que la zoé finit progressivement par coïncider avec le bio faisant que exclusion et inclusion, extérieur et intérieur, droit et fait entrent dans une zone d'indifférenciation irréductible.

Homo sacer se présente donc comme un corps dépouillé de ses signifiants, et pouvant de ce fait être éliminé sans autre forme de procès.

Si A. Katsiogianni(5) dans un article fort intéressant ("Synapse" – janvier 2005), montre comment la figure d’Homo sacer, un corps vide de sens, permet finalement l'inscription des signifiants maîtres bio-politiques. (Une des conséquences est le "sujet psychosomatique").

L'ouverture du secret médical dans le DMP revient à un vol des signifiants de la population et des sujets afin d' y substituer des signifiants plus serviles, signifiants que nous pouvons entendre déjà dans les discours sanitairement corrects (entre autres).

Ce que présage le DMP (ou informatisé) c'est la suspension du droit au secret médical, prémisse d'un "état d'exception", c'est-à-dire d'un lieu où la suspension du droit a une valeur juridique. (cf. Homo sacer).

Pierre FICHET
Amiens

(1) - In : "La notion de politique" - Champs Flammarion. Fév 1992. Cette citation de Carl Schmitt, car il n'y a pas à être dupe des incitations financières ou a contrario des sanctions pour qui collabore ou non à l'établissement des données dans le dossier informatisé.

(2) - Dans son livre "Impasse Adam Smith" (ed Climats 2002), Jean-Claude Michéa montre combien l'homme rationnel libéral qui pense et agit au "mieux de son intérêt bien compris" est forcément un prédateur pour l'homme, et que les mécanismes juridiques pour en limiter les effets pervers sont illusoires et inefficaces.

(3) - Un autre exemple de cet effacement des frontières entre intime et public : une adolescente me disait cette semaine, emménageant dans un collège tout neuf (Arthur Rimbaud – Amiens), l'ancien devant être détruit, que tous les couloirs de ce nouveau “top collège” étaient équipés de nombreuses caméras vidéo.

(4) - La figure de l'homo sacer dans le droit romain, cet homme que l'on ne pouvait ni condamner, ni sacrifier, mais que n'importe qui pouvait tuer sans commettre de crime, figure que l'on retrouve dans le loup-garou, mais aussi chez le juif non-citoyen de l'état nazi, mais également dans le cliniquement mort qui autorise le chirurgien à prélever les organes, mais qui a aussi exonéré une personne de son acte d'avoir tiré sur le néo-cadavre puisqu'en tirant il ne faisait ni plus ni moins que le dit chirurgien (États Unis).

(5) - Doctorante CNRS Paris 7 – (Zafiropoulos, P.L. Assoun).


Retour au sommaire - BIPP n° 41 - Mai 2005