Penser serait-il devenu un luxe ???

Jacqueline Légaut
Retour au sommaire - BIPP n° 61 - Février 2012

Pour ou contre, avec ou sans, noir ou blanc, bon ou mauvais, gauche ou droite, etc. Pour ou contre la psychanalyse, les neurosciences, la nanotechnologie, les médicaments, les électrochocs, la télétransmission, etc. Cette maladie fort contagieuse sévit de plus en plus, et même s'il en existe beaucoup, celle ci, la maladie du "pour ou contre", présente l'inconvénient majeur d'annuler toute forme de pensée, et cela immédiatement, sans effort...

Posons que la pensée est forcément un processus discursif, qui implique une dialectique, un échange avec un interlocuteur réel ou imaginaire qu'il s'agit de convaincre, de contrer, de solliciter, mais qui est reconnu comme digne d'être cet interlocuteur, d'où le soin que l'on va prendre de la façon de s'adresser à lui, le choix des arguments, le style, le ton, avec tout ce que cela implique de mise en oeuvre d'énergie, d'intelligence, de tentative de se mettre à sa place, de reconnaissance de l'importance de son avis, de construction du sien propre.

Donner à entendre notre point de vue sous forme d'un lapidaire "pour ou contre", suppose de court-circuiter toute la démarche qui consiste à se donner les moyens d'étudier un processus, un point de vue, avec tout ce qu'il comporte de complexe, voire de radicalement étranger à notre mode habituel, revendiquer le droit de prendre ce temps, sans compter que le temps de comprendre, les cliniciens le savent bien, est fort variable d'une personne à une autre, afin de parvenir à une conclusion, un parti pris exprimé, digne d'être assumé, c'est-à-dire qui engage.

A l'évidence, tout est fait pour nous entraîner dans une course éperdue, où la moindre provocation appelle de toute urgence une réaction indignée, où les faits divers déclenchent la rédaction en urgence de lois de préférence sécuritaires, et où le silence et l'absence de réaction sont immédiatement jugés comme inadmissibles et coupables, sans compter que cette absence de réaction peut même être utilisée pour faire passer à notre insu des modalités parfaitement inacceptables, on l'a vu avec cette fameuse histoire de la rémunération à la performance. A quoi, à qui attribuer cette pression de l'urgence, cette accélération permanente, tant il semble que nul n'y échappe ? Il n'est pas plus envisageable de s'y soustraire, que d'y répondre une bonne fois pour toutes. Peut on y lire un effet collectif quasiment mécanique et donc inévitable des nouveaux médias ?

Comment résister à une telle pression , va-t-il falloir faire retraite au fond d'une caverne pour pouvoir garder un peu de temps pour se calmer, réfléchir, sommes-nous voués à nous laisser embarquer dans ce tourbillon en y perdant l'essentiel de ce qui leste nos existences, cette faculté de réfléchir, de penser, de partager, et donc de s'engager ?

Gageons que seul le lieu d'un collectif animé par une véritable éthique professionnelle nourrie sans relâche de tous ces débats qui viennent la questionner et nous obligent à prendre position, seul ce lien peut nous éviter la disparition qu'implique l'absence de pensée : que devient notre pratique sans cela, comment et d'où écouter nos patients pas moins pris que nous dans ce maelström ???


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