Une poussée de colère à métaboliser

Yves Froger
Retour au sommaire - BIPP n° 31 - Novembre 2001

Nous voulions voir. Eh bien, nous avons vu.

Bien sûr, nous nous doutions un peu de ce qui nous attendait puisque nous avions pris la peine de lire quelques articles voire, pour certains d’entre nous, des livres entiers. Mais rencontrer une telle caricature laisse pantois. Et pourtant, cette rencontre était indispensable : elle nous éclaire sur le regard et le jugement de certains responsables.

Par naïveté, certainement, j’accordais à cette éminence grise le crédit d’une réflexion construite, à défaut d’être constructive, et, en tout cas, élaborée dans une certaine cohérence.

Rien de tout ceci. Il ne s’agit que d’une attaque tous azimuts, sous-tendue par une méconnaissance totale de notre métier. C’est bien connu, la nature a horreur du vide. Confronté au trou béant de son ignorance, Monsieur De Kervasdoué trace du psychiatre un portrait grossier, tenant plus du patchwork que de la caricature (laquelle aurait pu être subtile) en collant divers a priori pour produire un magma dans lequel ne se distingue aucun repère, ni aucune tentative de clarifier sa pensée.

Ne nous laissons pas abuser par l’argument de la légitimité sociale, la seule qu’il nous reconnaisse. De quelle légitimité se réclame-t-il lui-même pour disserter ainsi à notre endroit et dresser cette diatribe qui touche parfois à l’insulte ?

Je ne vais pas ici détailler son propos, qui sera publié dans les actes des Journées, mais il convient de tirer quelques enseignements de son discours.

1/ Ce discours, bien qu’il n’engage que son auteur, n’est-il pas révélateur des contenus et des mécanismes de la pensée des technocrates qui se penchent sur notre cas pour nous signifier les attentes de la société, ou plus exactement celles qui sont reprises par nos dirigeants, en vue de nous dicter un code de bonne conduite ?

Souvenons nous que Monsieur De Kervasdoué a été directeur des hôpitaux au Ministère de la Santé et qu’il continue de divulguer sa fulgurante pensée dans l’enseignement qu’il dispense à de futurs responsables de haut niveau. Cet homme est influent et se démène pour le rester.

2/ Un tel discours nous met dans l’obligation de répondre, mais comment réagir ?

La difficulté tient finalement à la quasi impossibilité de l’échange du fait :

a) De la malhonnêteté intellectuelle : il n’y a pas de cohérence du discours, ni d’argumentation des propos. Nous ne savons jamais de quelle place parle notre interlocuteur qui fuit toutes demandes d’explications ou d’éclairages complémentaires. De ce fait, le débat devient impossible. Ainsi, alors que les préoccupations économiques sous-tendent largement le discours, pas de débat possible sur le coût des honoraires des psychiatres pour la Sécurité sociale (0,5% du budget de l’Assurance Maladie) ni bien sûr sur les économies réalisées par ailleurs, du fait du travail accompli au cours des ces consultations : limitation des prescriptions de psychotropes, certes très élevées en France mais qui ne sont pas le fait des psychiatres; diminution des indemnités journalières, le suivi de nos patients évitant des arrêts de travail à un grand nombre d’entre eux; diminution des coûteuses hospitalisations en milieu psychiatrique ou, du moins, limitation de leur durée.

b) Du déni de toute légitimité intellectuelle. Notre pratique serait selon Monsieur DK totalement opaque, au point qu’il assimile psychiatre, psychanalyste et charlatan; mais il prend soin de se faire le rapporteur de propos qui ne seraient pas les siens, esquivant par avance la confrontation. Quel écart avec la subtilité du propos de notre collègue Dominique Jeanpierre qui, dans son intervention dans l’atelier sur la formation, a souligné le surgissement tout au long de son itinéraire des rencontres fécondes qui donnent tout son sens à une pratique comme la nôtre. Monsieur DK s’autorise à commenter notre pratique sans se soucier le moins du monde de ce qu’il en est de la souffrance psychique, de sa complexité et de ce qu’elle produit, tant chez le patient que chez le psychiatre à qui elle est adressée. Le patient n’existe que comme consommateur de soins, de sorte que la rationalisation et la rentabilité deviennent incontournables.

On nous demande d’évaluer notre pratique sur la base des échelles simplistes que l’on connaît, aux antipodes de la complexité psychique. On comprend mieux, en entendant Monsieur DK, en quoi la complexité psychique lui est si étrangère. Nous connaissons les ravages de la simplification qui dénature littéralement le fait psychique, lequel reste par essence conflictuel, dynamique et ne se laisse surtout pas enfermer dans une théorie figée. Son appréciation et son appréhension requièrent une inventivité de tous les instants dont il est effectivement impossible de rendre compte dans des schémas préétablis. Il nous faut persister dans cette inventivité jusqu’à inventer les moyens d’en rendre compte.

Le discours parfois méprisant de notre interlocuteur a suscité une colère bien légitime chez nombre d’entre nous. Colère immédiate, peut-être épidermique, à laquelle le trop court temps de débat avec la salle n’a pas laissé le temps de s’exprimer. Le recul du temps nous permettra finalement d’utiliser au mieux cette poussée pulsionnelle, dans un travail d’exposé de notre pratique qui nous fera sortir de notre tour d’ivoire sans rien mettre en péril de l’intimité de la relation soignante, ni de l’intime des protagonistes.

Nous avons un an pour y réfléchir puisque c’est par cette approche, oh combien précieuse, que nous poursuivrons à Avignon notre perpétuel travail d’élaboration sur notre pratique.

Yves FROGER

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