Editorial
Gérard Bles mettait souvent en garde contre la fascination exercée par la technologie en rappelant que tous les outils ont un double effet : leur utilité ne va jamais sans modifier l’opérateur, le plus souvent sans que ce dernier n’en prenne la mesure. Le récent rapport de l’INSERM sur l’évaluation de l’efficacité des psychothérapies fait amèrement regretter que ses auteurs n’aient pas entendu ce salutaire conseil de prudence. En effet, quand on raisonne à partir de prémisses si mal assurées ("On prend pour hypothèse que l’ensemble des études est un échantillon de toutes les études possibles sur le thème donné" p.6), il est inévitable de parvenir à des conclusions douteuses. Comme le rappelle la clinique du délire paranoïaque, la rigueur du raisonnement n’empêche pas la fausseté du jugement. Le simple bon sens rappelle pourtant que si l’on veut observer les étoiles ce n’est pas d’un microscope dont il faut s’équiper, pas davantage qu’une batterie de méta-analyses ne permet de s’éclaircir des effets du transfert. Leurs merveilleux outils fascineraient-ils les chercheurs de l’INSERM au point qu’ils ne puissent renoncer à les utiliser quelle que soit leur adéquation à l’objet de la recherche ?
N’accordons donc pas plus d’importance à ce rapport qu’il n’en a, mais accordons lui cependant toute l’importance qu’il a. Il démontre en effet jusqu’à la caricature quel serait notre avenir de cliniciens si nous nous laissions séduire par la promesse d’une meilleure reconnaissance de nos pratiques en acceptant de les soumettre au crible d’une évaluation telle que la conçoivent l’INSERM ou l’ANAES : à peu près celui de souris de laboratoires qui seraient sacrifiées par cohortes avant que les chercheurs n’admettent qu’ils ont fait fausse route et ne suspendent enfin leur fureur raticide. L’INSERM et l’ANAES devront admettre que les psychiatres privés gardent sur les souris de laboratoire le faible avantage de pouvoir protester devant l’assurance d’un tel destin et ne se priveront pas de le faire, d’autant plus qu’ils ont en charge quelque deux millions de patients dont le sort ne serait probablement guère meilleur.
Tous ces débats sur l’évaluation des pratiques psychothérapiques ne doivent cependant pas nous masquer le fond de l’affaire qui est avant tout de nature politique. En effet, que l’on aborde nos pratiques par leur versant clinique ou par leur versant professionnel, c’est-à-dire syndical, le véritable problème est bien que nous sommes de tous côtés confrontés à un impératif de légitimation de notre exercice et, en fait, d’impossible légitimation car les dés sont pipés. C’est pourquoi, si le débat actuel sur les psychothérapies justifie évidemment que nous prenions des positions fermes - et nous les avons prises - nous devons rester conscients qu’il n’est qu’un avatar de ce mouvement de fond incompa-rablement plus inquiétant. À cet égard, il n’est guère différent de l’échec des négociations conventionnelles de l’an passé où, là encore, nous était opposé cet impératif impossible de légitimer notre utilité sociale afin de la faire mieux reconnaître financièrement.
C’est donc à ce niveau plus fondamental que nous devons nous interroger afin d’orienter notre activité scientifique tout autant que notre action syndicale. Or, que pouvons nous comprendre de ce que nous observons ?
Tout semble se passer comme si la société contemporaine ne tolérait plus l’indépendance qu’elle a autrefois accordée à certains corps professionnels, et parmi eux les médecins libéraux, quand bien même une perte d’indépendance viendrait dramatiquement compromettre toute efficacité dans le domaine qui leur a été confié. À cet égard, la psychiatrie libérale semble encore plus malmenée que les autres disciplines médicales, alors qu’elle offre pourtant une complémen-tarité avec le secteur public bien plus évidente et se maintient dans un dialogue permanent avec les composantes publiques et universitaires de la spécialité. Existe-t-il des structures comparables à la FFP, au CASP ou à la Confédération Française des Syndicats de Psychiatres en chirurgie ou en médecine ? Imaginerait-on un rassemblement interprofessionnel de l’ampleur des États Généraux de la Psychiatrie en obstétrique ? Pourtant, le Plan Cléry-Melin, présenté comme la réponse du pouvoir à ces États Généraux, commence par une tentative d’encadrement de la psychiatrie libérale. Ferions-nous si peur ?
Pourquoi la médecine libérale, et singulièrement la psychiatrie libérale, dérangent-elles à ce point ? Sans doute pour tout un ensemble de raisons complexes et très hétérogènes. Quelques-unes d’entre elles se repèrent facilement dans les discours qui nous sont opposés : pour les économistes nous dépensons de manière inconséquente des sommes énormes qui pénalisent la productivité des entreprises en les accablant de charges ; pour les financiers nous détournons ces mêmes sommes des jeux du marché ; pour les politiques, quelles que soient leurs orientations, nous ne valorisons pas assez les actions de santé publique… Mais, finalement, n’est ce pas surtout parce que nous vivons dans une société où quiconque tente de soutenir l’ordre symbolique dans une position tierce - c’est-à-dire en dehors de tout contrat de gré à gré ordonné à l’illusion d’un échange de jouissance - devient intolérable dans la foire universelle du consumérisme ?
Notre indépendance, tant scientifique que professionnelle, constitue donc le principal enjeu de tous les combats que nous devrons mener dans les mois qui viennent. Les diverses péripéties de ce combat ne doivent pas nous le faire perdre de vue. Or, dans cette lutte, peut-être sommes-nous sur le point de perdre notre principal interlocuteur historique : la CNAM-TS.
Certes, il s’agit là d’un interlocuteur capable de trahisons depuis une dizaine d’années mais voyons les choses d’un peu plus loin. S’il est vrai que la CNAM-TS version MEDEF-CFDT s’est avérée une abomination, elle conserve l’intérêt de constituer structurellement à la fois une instance tierce entre le Politique et les professions de santé garante d’un certain nombre de règles du jeu ainsi qu’une instance légitime de représentation des patients, même si les chômeurs en sont malheureusement exclus.
Sans doute vaudrait-il mieux que les médecins appellent la CNAM-TS à se ressaisir et à redevenir ce qu’elle doit être plutôt que de se laisser tenter par les sirènes d’un libéralisme outrancier. Il n’est que temps. Qu’en sera-t-il en effet si elle doit être démantelée par la prochaine réforme de l’Assurance Maladie et jetée en pâture aux groupes financiers propriétaires des assurances privées? Quel tiers pourra alors être invoqué pour arbitrer les rapports entre médecins et assureurs sinon le marché et ses aléas dont le Politique se fait si complaisamment le porte parole ? Quelle instance de représentation restera-t-il aux patients sinon des associations diverses et variées qui, quelle que soit leur détermination, avancent en ordre dispersé ? Voilà les questions qui doivent avant tout orienter nos options syndicales.
Certes le SNPP n’oublie pas l’insuffisance des honoraires. Il la combat depuis près de deux ans, et plus vigoureusement que beaucoup d’autres syndicats, par ses consignes de DE élargi. Mais l’engagement dans l’action ne doit pas faire perdre de vue les repères qui la guident. C’est bien pour un CNPSY revalorisé dans le cadre conventionnel que nous luttons, et non pas pour nous perdre dans les jeux du marché ou dans une confiance aveugle au Politique. Croire que l’indépendance professionnelle indispensable à la qualité de nos pratiques puisse être assurée par l’un ou l’autre nous paraît une très dangereuse illusion.
Il semble que notre point de vue devienne original dans le concert syndical ambiant. Il n’a d’ailleurs pas été pour rien dans la rupture du SNPP d’avec la CSMF. C’est pourquoi nous avons voulu consacrer ce numéro du BIPP à mieux expliciter notre position. Vous y lirez plusieurs articles qui tentent de le faire sous différents angles d’attaque.