Un peu... beaucoup... passionnément... pas du tout ! Existons-nous encore ?
Une salve d’évaluations d’experts et de projets légaux ciblent récemment la pratique quotidienne du psychiatre et plus globalement le lien social.
Le Sénat vote le 19 janvier 2004 l’amendement 363 proposé par le gouvernement, en substitution du texte proposé par Monsieur Accoyer, sur la réglementation des psychothérapies, texte voté en première lecture le 8 octobre 2003 par l’Assemblée Nationale lors de l’examen de la Loi de Santé Publique.
L'Inserm propose le 26.02.04 un rapport sur l’évaluation des psychothérapies. L’ANAES, confortée par le rapport Cléry-Melin, impose une évaluation conçue pour le modèle cognitivo-comportemental (modèle contenant lui-meme l’autoévaluation comme mode pédagogique transférentiel) et fait apparaître comme obsolète l’orientation psychodynamique. Nous savons la quasi impossibilité de faire paraître dans la littérature scientifique internationale toute communication ne relevant pas d’un protocole chiffrable sur des cohortes, donc est exclu de fait du fond bibliographique de cette étude tout travail psychodynamique dont le mode habituel de communication clinique est monographique intersubjectif, et au "un par un".
Devant tant d’égard et de pression pour notre bien et celui de nos patients, pourquoi nombre d’entre nous sont-il pris d’ un profond malaise ? Notre pratique a t elle une validité, une histoire ? Sommes-nous coupables d’ignorance devant l’avancée illuminante de la Science (ou d’une foi moderne appauvrie en son idéologie ?). Sommes-nous de dispendieux idéalistes grevant les budgets publics ? Sommes-nous d’impertinents charlatans ?
Que devient la psychothérapie du psychiatre dans ce vaste champ de bataille cacophonique soulevé en réaction à l’amendement Accoyer ? Que signifie donc notre pratique quotidienne de médecin et thérapeute spécialisé en psychopathologie ?
Nous voilà décriés par la psychanalyse "pure et dure" pour notre coupable tentation soignante, nos interventions concrètes, notre lien à l’enracinement corporel et biologique, notre maniement de la médication (si nécessaire seulement... !). Nous voilà aussi sommés d’avoir à nous conformer ou nous confondre au champ des psychothérapies structurées. Notre pratique doit être aussi évaluée, codifiée, normée, son prix soupesé. Les psychiatres démographiquement diminués sont sommés de s’en tenir à une place expertale d’orientation ou de déléguer leur compétence à d’autres professionnels. Comment pouvons-nous imaginer ouvrir un espace de liberté pour la pensée de nos patients si un tel interdit de rencontre, d’invention et de pensée vient frapper notre pratique sous couvert de rationalisation, accréditation, garantie et surtout moindre coût ?
La pratique quotidienne du psychiatre, son invention clinique, sa collaboration ancienne avec les différents métiers du soin, est dynamique et orientée par le temps. L’échange psychothérapique sert l’investigation clinique hors laquelle un modèle diagnostique perd tout sens. Les effets psychothérapiques de cette rencontre avec le patient sont appuyés à la fois sur une écoute humaine et intersubjective, comme sur l’articulation complexe, extraterritoriale, de modèles pluriels, synergiques ou parfois contradictoires, mis en œuvre individuellement et singulièrement selon les besoins et le moment du patient.
Mais au delà des formations psychothérapiques personnelles spécifiques où les psychiatres s’engagent, en s’exposant à l’expérience singulière d’un transfert de formation et d’une élaboration "psychothérapique" personnelle de leur vie psychique, on n’oubliera pas l’originalité de leur formation et de l’expérience médicale qui rencontre la maladie, maladie organique et maladie mentale, là où se côtoient la douleur psychique et le désir, la folie et la mort, la souffrance corporelle et la souffrance sociale. Réaffirmons aussi notre conviction que toute souffrance n’est pas "trouble" ou maladie à éradiquer selon un modèle normatif ou pseudo-chirurgical.
Rappelons également que la psychanalyse conserve sa valeur originale pour le psychiatre, comme théorie éclairant la pratique, comme référence à l’inconscient, à la subjectivité et au désir, comme référence incontour-nable pour le lien inter et intrasubjectif et pour éclairer la relation soignante par la notion de transfert.
D’autres modèles, neuropsychologiques ou cognitivo-comportementaux comme pharmacologiques font partie intrinsèque de la connaissance en psychiatrie sur le versant de sa volonté de faire science, voire d’une visée d’objectivation, à envisager avec une prudence critique hors du champ de la recherche en pharmacologie et neurosciences. La pluralité des modèles, l’implication subjective libre du praticien, sa formation, sa réflexion et son expérience plurielle et complexe doivent justement nous protéger contre les réductionnismes sectaires de tous bords.
Le lien social change. D’intersubjectif il se centre de plus en plus vers l’échange de biens et de jouissances. Être soi-même par son mirage narcissique et ses effets paradoxaux de clonage adultolescent, peut supplanter l’engagement des solidarités. L’espace intime est de plus en plus distordu par une exposition, et une "vidéosur-veillance" de soi et des autres. Évaluer, garantir, et contrôler le lien humain, "gérer" soi et les autres pour un meilleur contrôle de productivité, devient l’idéal d’une technocratie de la consommation et du besoin, jusqu'à la production contrôlée d’un corps machinique, photographié, chiffré, manipulable, génétique et prothésé : véritable figure acéphale du Destin. Prévenir, soigner et punir, contrôler les coûts, protocoliser les pratiques forment un cauchemar climatisé moderne. Dans cette constellation, l’homme désirant et parlant devient un artefact parasite mal maîtrisable et donc banni. Comment ce programme social à la fois vigoureusement adaptatif et excluant pourrait être compatible avec la volonté de libération d’une pratique psychiatrique éclairée ?
Si, psychiatres, nous sommes aujourd’hui exposés à ce malaise qu’en sera-t-il de nos patients demain ?