Violences urbaines ou suicides urbains ?

Françoise Cointot
Retour au sommaire - BIPP n° 44 - Avril 2006

Je ne cesse de penser au dadaïsme qui a précédé chronologiquement le mouvement surréaliste depuis l’effervescence en France desdites violences dans les banlieues, sans me résoudre à les réduire à de simples casseurs, de simples sujets manipulés par des groupes religieux ou mafieux… Dada était une révolution absolue à une seule différence et c’est ce qui doit nous interroger profondément : quand en 1916, en pleine boucherie de la sale guerre 14/18, alors que médias et intellectuels sont englués par un endoctrinement et un lavage de cerveaux, Tristan Zara et Hugo Ball entraînent dans leur sillage les plus grands artistes de l’époque : Arp, Aragon, Breton et Duchamp au cabaret Voltaire à Zurich, c’est qu’ils sont encore créateurs pour proposer une attaque en règle contre toute logique et ses contraintes, en faveur d’une liberté totale de l’art délivré de l’obligation de répondre aux canons esthétiques du corps social.

En 2005, dans l’illusion quasi délirante d’équité des démocraties et de la liberté individuelle, les sociétés civiles obnubilées par les options sécuritaires et la tyrannie économique de l’emploi, lénifiées par l’illusion toute-puissante de la liberté individuelle et du libre choix, aveugles à la perte des croyances dans les institutions politiques, syndicales, judiciaires, pédagogiques n’ont pas anticipé que le malaise exploserait chez ceux à qui nous ne transmettons plus rien, ou seulement du cynisme et de la peur. Ce sont des enfants âgés de 10 à 16 ans qui enflamment nos cités, mais peut-on encore parler de « nos » cités quand elles ont été soigneusement excentrées des centres-villes en ghettos de la pauvreté, de la désertification institutionnelle et des chocs culturels et religieux, quand les clivages dans la société civile ont été précédés de clivages territoriaux au sein des villes.

Ces enfants et adolescents nous font la guerre, cassent, brûlent, pillent de façon quasi suicidaire, en explosion de malaise en réponse à l’abandon de la tutelle parentale et civile, comme un cri de désespoir, sans peur de la répression, sans peur de s’y perdre, organisés par leur communauté de conditions, désamarrés de toute culpabilité, de tout frein surmoïque…

Parler de violence à l’adolescence comporte deux risques :

- celui d’assimiler la violence et l’adolescence, ce qui ne manque pas d’être entretenu par l’inquiétude du public envers les adolescents, dont on dit qu’ils ont trouvé dans la violence un moyen naturel et efficient pour qu’on s’intéresse à eux ;

- celui de généraliser en ne recherchant dans la violence à l’adolescence qu’une causalité externe sociologique, faisant l’économie des facteurs internes psychiques.

La violence à l’adolescence met en question la question du normal et du pathologique et non des troubles du comportement dont certaines classifications outre-Atlantique voudraient faire une entité. Ne faisons pas ici l’économie du sens de cette violence.

Ce que montre l’adolescent à travers une violence individuelle, c’est sa crainte de ne pas contrôler son appétence de l’autre, sa peur de ne pas survivre au sentiment d’abandon, ravivé par le travail de séparation-individuation.

Ce que montrent les violences urbaines perpétuées par des bandes d’adolescents, c’est la sommation de détresses, l’attaque de ce dont ils attendent le plus, c’est-à-dire tous les symboles de leur futur, tous les bastions de la génération qui les précède.

Dans ces deux cas de figures, ne négligeons pas que la violence traduit une vulnérabilité psychique, est toujours une solution de ratage car elle piège, enferme, isole et devient le soutien de l’identité du sujet.

Plus l’adolescent a un monde interne avec des images parentales ou institutionnelles non sécurisantes, plus grande est sa fragilité par rapport au monde extérieur et plus important est le risque d’attaque, de violence sur lui-même ou sur le monde extérieur.

Les parents ne sont pas responsables en terme de culpabilité mais ils ont un rôle dans la structuration du monde interne de leur enfant. Les sociétés civiles ont par ailleurs un rôle d’anticipation et d’écoute des mutations séculaires.

L’école et les voies initiatiques que sont les apprentissages de personne à personne sont un pilier incontournable des démocraties et de l’expérimentation de la citoyenneté. Je reprends volontiers une citation de Malraux : « La nouvelle mission culturelle de la collectivité publique implique que l’école ne se borne pas à procurer à l’individu les connaissances et la formation dont il a besoin pour remplir sa fonction ; elle doit le préparer à trouver… les valeurs qui ordonneront sa vie ». La transmission des connaissances et du savoir-faire ne suffit pas ; il y faut la fermeté et la douceur de l’expérience des générations qui se sont auparavant trompées…


Devant le vidage psychique que produit toute forme de violence individuelle ou collective, il y a toujours urgence de penser avant de faire et je propose pour cela trois repères :

- saisir la violence dans une historicité à la fois individuelle, familiale trans-générationnelle et culturelle voire politique, pour repérer les temps manqués de l’évolution du sujet dans ces divers champs,

- résister à la contraction temporelle qu’induit tout acte violent, pour éviter le court-circuit age de la pensée, c’est-à-dire œuvrer pour un travail de mise en sens et de détoxication de la violence,

- fuir la complaisance qui pousserait à la justification trop hâtive ou au mimétisme de cette violence, ce qui ne permet pas à leurs auteurs de choisir de s’en dégager.

Quand les politiques et la justice ont leur rôle à jouer nous avons nous aussi le nôtre.

Du côté du thérapeutique la violence doit solliciter chez nous, plus que la fonction alpha décrite par Bion, ou l’écoute, l’art et le savoir-faire du conteur, rendant possible la rencontre de ces adolescents avec des adultes en mesure d’entrer en relation avec eux, pour se saisir de leurs histoires en la leur racontant comme de l’extérieur, afin de se centrer sur le sens de cette violence.

Nous aurions alors à nous transformer en conteur, nous mettant nous-mêmes en pensée à la place du patient en action, pour lui raconter ce qu’il n’a pu penser de ses actes, si celui-ci le veut bien ou nous en donne le temps…

Françoise COINTOT
Saint-Malo

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