CASP : Norme et pratique en psychiatrie, Séminaire du 1er juin 2006

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Nous avons souhaité réfléchir ensemble sur « norme et pratique en psychiatrie », pour aller au-delà de ce que l’on nous impose : les cotations, les protocoles, les bonnes pratiques, l’accréditation, bref la norme, sans pour autant nous séparer de la médecine soumise à des contraintes du même ordre.

Pouvons-nous l’attirer sur le terrain du sujet, du subjectif, de l’inconscient, de l’écart à la norme – qui nous tiennent à cœur – et surtout à l’âme ?

Olivier Boitard

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Faut-il évaluer les pratiques professionnelles en psychiatrie ?

Docteur Olivier BOITARD
Union Syndicale de la Psychiatrie (CASP)

Si la formation médicale continue est une « ardente obligation », les connaissances en psychiatrie comme dans les autres disciplines évoluant rapidement, l’évaluation des pratiques professionnelles (E.P.P.) n’a pas la même légitimité. Naturellement elle est « tendance » et représente parfaitement la LQR (Lingua Quintae Respublicae) décrite par Éric Hazan (1) ; mais n’est-elle pas une nouvelle usine à gaz parce qu’il faut absolument « réformer », c’est-à-dire rendre acceptable le démantèlement d’institutions publiques (1). Avant de réfléchir sur les thèmes (comment et par qui évaluer), la première question à se poser - mais qui ne semble pas avoir préoccupé les pouvoirs publics - est : pourquoi évaluer ?

Pourquoi évaluer ?

Ne nous y trompons pas. Évaluer est ici un euphémisme pour contrôler. Si il y a une trentaine d’années les médecins jouissaient d’une grande liberté dans leur exercice et leurs prescriptions, il n’en est plus de même depuis le début du xxie siècle : Assurance maladie, Conseil de l’Ordre, juridictions civiles et pénales, et surtout patients et leurs associations exercent une vigilance qui s’accroît sans cesse. Passe encore qu’au nom du bien collectif un contrôle économique s’exerce sur l’activité médicale, mais à quel besoin correspond le contrôle idéologique ? Les tenants de ce contrôle rétorquent qu’il vaut mieux prévenir que guérir et que l’E.P.P. pourrait permettre d’éviter, par exemple, des poursuites pénales. Rien n’est moins sûr : les tribunaux jusqu’à présent vérifiaient que l’obligation de moyens avait été bien respectée, l’obligation de résultats étant réservée à la chirurgie esthétique. On risque d’exiger désormais davantage, et par exemple que la conduite des soins soit conforme aux conclusions des conférences de consensus, même si elles ne correspondent pas aux exigences particulières du patient reçu ce jour-là.

Comment évaluer ?

Si nous ne pouvons échapper à l’E.P.P. (alors que beaucoup de praticiens renâclent mais font preuve de fatalisme), comment pourrait-elle être mise en place avec le minimum de dégâts ? Dans toutes les disciplines et donc y compris en psychiatrie, des « référentiels » vont être élaborés. La bonne pratique consistera à se rapprocher le plus possible de ces référentiels. Ils se veulent scientifiques, une manière d’introduire en France une psychiatrie « fondée sur les preuves » qui est de plus en plus critiquée y compris aux États-Unis. En médecine et plus encore en psychiatrie, chaque patient est un sujet avec lequel des décisions vont être prises sur des critères cliniques, sociaux, humains et parfois économiques. Lorsque l’on décide de ne pas interner un patient suicidaire, on s’éloigne certainement des référentiels alors que ce peut-être la juste décision. L’autre danger est la « normalisation » des pratiques alors que dans le soin par l’écoute et la parole – part essentielle de notre activité – chacun, patient et psychiatre, va s’exprimer avec sa propre personnalité. Il reste heureusement une part d’art dans la psychiatrie.

Par qui évaluer ?

S’il est important de se former avec des professionnels possédant des expériences et des techniques différentes – y compris dans d’autres domaines que la médecine (en psychiatrie, psychanalystes, psychologues, anthropologues, sociologues, philosophes, etc. sont les bienvenus), la seule évaluation possible dans notre discipline serait celle exercée par les pairs comme du reste cela se pratique depuis longtemps à l’initiative des psychiatres quel que soit le mode d’exercice. On pourrait s’inspirer du modèle des groupes Balint (2) qui réunissent des médecins généralistes autour d’un psychanalyste pour évoquer les cas difficiles pour lesquels la relation médecin-malade semble déterminante. Dans les secteurs de psychiatrie, dans les associations de psychiatres privés, ces discussions sont courantes et améliorent la pratique. Nous verrions volontiers une plus grande « mixité » de ces groupes, c’est-à-dire réunissant des psychiatres publics, privés, salariés. Pour que chacun puisse s’exprimer en toute liberté, il faut bannir la notion de contrôle pour retenir celle de confrontation entre égaux.

La légitimité de l’évaluation des pratiques professionnelles concerne l’ensemble de la médecine. Exercer « suivant les règles de l’art » n’est pas appliquer sans discernement référentiels et normes, même édictés par les conférences de consensus. Avec l’ensemble de la médecine, nous exigerons une évaluation fondée sur le partage d’une pratique clinique entre pairs et en écartant tout jugement de valeur.

1 – Éric HAZAN : LQR – La propagande du quotidien. Raisons d’agir, PARIS 2006.

2 – BALINT : Le médecin, son malade et la maladie. P.U.F. – Paris, 1957.

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Professeur Thierry BOUGEROL,
Syndicat Universitaire de Psychiatrie (CASP)

La Loi du 13 août 2004 impose désormais à tous médecins une obligation d’évaluation de leur pratique. Cette obligation concerne tous les modes d’exercice et toutes les spécialités médicales et donc la psychiatrie. Les textes élaborés en vue de la mise en place de cette démarche nouvelle en précisent clairement les objectifs qui ont pour ambition de comparer les pratiques de chaque praticien, de façon régulière, aux recommandations professionnelles validées. Au-delà de la reconnaissance de l’existence de référentiels de la pratique qui auront valeur de comparateurs, l’objectif est d’amener par là chaque praticien à se conformer progressivement en pratique à ces recommandations qui, d’une certaine façon, représenteront à l’avenir la norme à laquelle se comparer.

La démarche est louable et ne peut que servir à améliorer la qualité des soins que chaque usager est en droit d’obtenir de son médecin, en réduisant autant que faire se peut, les pratiques par trop éloignées de la référence retenue. Son application au domaine de la psychiatrie et donc au soin des troubles mentaux est mise en œuvre non sans débat au sein de la profession.

L’application de la démarche d’EPP en psychiatrie soulèvera immanquablement la question de la reconnaissance effective, par l’ensemble de la communauté psychiatrique, des recommandations professionnelles officielles. D’aucuns verront certainement dans cette nécessité une tentative de mettre à mal la subjectivité fondamentale du soin psychique irréductible à toute systématisation et donc à toute recommandation généralisatrice, au profit d’une normalisation réductrice.

Depuis plusieurs années nous disposons pourtant de recommandations professionnelles de qualité dans différents domaines de la pathologie psychiatrique. Plusieurs rapports ont également été publiés qui permettent de faire le point, de façon rigoureuse, sur telle ou telle question touchant à la pratique de la psychiatrie. Ces démarches ont parfois été critiquées mais marquent un mouvement qui va se poursuivre désormais dans le cadre de l’obligation d’EPP par les praticiens.

La pratique de la psychiatrie ne pourra que s’enrichir de ces questionnements dans la mesure où cette spécialité ne peut se penser comme complètement étrangère au champ de la médecine. La formalisation de la démarche clinique (précision des diagnostics utilisés, évaluation de la sévérité des troubles, mesure des résultats des thérapeutiques entreprises) ainsi que le développement nécessaire d’une méthodologie d’évaluation spécifique du soin psychique, sont autant d’enjeux auxquels nous confronte cette obligation d’EPP. L’enseignement de la psychiatrie, tant en formation initiale qu’en formation continue, et le développement de la recherche clinique représenteront dans ce cadre des dimensions majeures de ces nouvelles réflexions pratiques.

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Normes et psychiatrie médico-sociale

Docteur Roger SALBREUX
Syndicat des Psychiatres Salariés CFE CGC (CASP)

Parmi les nombreuses missions du secteur médico-social figurent, au moins pour sa partie psychiatrique, celle d’assurer un accueil de qualité aux handicapés mentaux et aux personnes souffrant de troubles psychiques chroniques. S’y ajoute également, celle de ramener de très jeunes enfants présentant des troubles du développement ou des adolescents déviants, vers une meilleure intégration familiale, scolaire ou sociale, après avoir tenté de comprendre les raisons de leur écart à la norme. Comme l’ensemble de la profession, la psychiatrie médico-sociale se situe donc à l’intersection de la pathologie et de la normativité sociale.

De plus, les origines, souvent caritatives, religieuses ou laïques, des premiers établissements ou services, ont naturellement accentué cet aspect "moral" et ce renvoi aux normes, avant leur remplacement, surtout au cours des trente glorieuses, par le mouvement de "psychiatrie institutionnelle", tendant à comprendre les raisons de ces écarts, puis à réduire la souffrance du sujet en l’accompagnant dans la réalisation de son destin. C’est à cette époque que s’est développé le concept d’institution thérapeutique.

La fermeture excessive de lits hospitaliers publics, non compensée par une reconversion suffisante en dispositifs de proximité, et l’augmentation de la demande ont entraîné une extension considérable de ce secteur. Ce phénomène encore très actuel, a fini par poser des problèmes financiers tels que tout un arsenal de contrôles administratifs et budgétaires s’est progressivement mis en place : autorisations de création, indicateurs d’activité, démarche qualité, évaluation interne, audit externe et finalement création d’un Conseil national de l’évaluation sociale et médico-sociale. À quoi s’ajoutent les mesures prises pour l’ensemble de la médecine et de la psychiatrie, c’est-à-dire les référentiels de bonnes pratiques, les conférences de consensus et l’évaluation des pratiques professionnelles (EPP).

Tant et si bien que le temps de présence, déjà très réduit (entre 0,1 et 0,2 ETP en moyenne) est presque entièrement absorbé par l’ensemble de ces tâches administratives et qu’il ne reste pratiquement plus de temps pour penser la maladie, ce qui représente l’un des meilleurs leviers thérapeutiques dans notre discipline et pour soulager la souffrance psychique. La question n’est pas de rejeter toute idée d’évaluation et de contrôle, mais de se demander pourquoi évaluer et comment y parvenir. En effet, la relation intersubjective, moyen essentiel de comprendre le patient et de l’aider à donner du sens à son propre désarroi, ne se retrouve pas dans les protocoles de bonnes pratiques. Le principe même d’un consensus, par ailleurs philosophiquement contesté, contribue à stériliser d’avance toute initiative créatrice, puisqu’il réduit les propositions au minimum permettant l’accord de tous.

Dans de telles conditions, le psychiatre perd toute indépendance thérapeutique et comme il est salarié soumis à l’employeur, le maintien même de sa place résulte de sa plus ou moins bonne adhésion à des directives administratives internes ou externes, qui diminuent son efficacité thérapeutique à l’exacte mesure de la liberté que l’on veut bien lui laisser. On peut ainsi souffrir, voire mourir, aussi correctement évalué que possible, dans un environnement parfaitement normé.

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Normes et pratiques : écarts et subjectivité : quelles casuistiques

Docteur François KAMMERER.
Syndicat des Psychiatres Français (CASP)

Aborder en si peu de temps l’immensité d’un tel sujet (qui à lui seul intéresse de multiples registres de l’organisation sociétale) relèverait de l’imposture s’il ne s’agissait ici d’un simple flash sur les enjeux de l’application des discours de l’évaluation et de la qualité, issus des pratiques industrielles, à l’exercice futur du soin et de la Clinique psychiatrique.

Parmi ces enjeux, l’une des questions majeures concerne la manière dont les méthodes d’évaluation et d’application de critères de qualités, dont les choix ne sont pas encore faits, vont influencer la Clinique et les choix thérapeutiques.

En d’autres termes :

Quels intérêts servent les projets de normalisation (corollaire d’un discours de qualité) de l’exercice de la discipline, à partir de méthodes organisationnelles hétérogènes, n’ayant pas prouvé leur efficacité dans la discipline : sont-ils pertinents au regard des bénéfices ? Ceux du patient (ou de l’usager ?), et/ou des commanditaires des principes d’évaluation ou de qualité, et/ou des praticiens engagés ou forcés de s’engager dans cette démarche et ce en fonction de leurs niveaux d’évaluateurs ou d’évalués ?

Les implicites contenus dans ces projets (randomisation, reproductibilité, impératifs de la justification comme constance de la pratique, développement de consensus au détriment de la culture de la dissension, ajournement des théories antérieures au profit des « évidences », descriptions des contenus des actes et de la « production », rationalisation des coûts) présentent-ils suffisamment de garantie pour assurer le gain de qualité qu’ils annoncent en affinant la Clinique sans pour autant la façonner à leurs critères ? Ces implicites sont-ils issus d’une réflexion quant à la culture DSM (initiée pour la recherche puis appliquée aux assurances), dont la critique, outre-Atlantique, existe ?

À un autre niveau, un tel système ne semble nullement élaboré quant à ses dépendances idéologiques, sa portée symbolique et ses effets subjectifs. Par ailleurs, frappé au coin du positivisme, mais laissant de côté, en termes de catégorie, le négatif, il ne peut aborder la question narcissique du sujet divisé, fondement d’une clinique à l’écoute du patient parlant de lui et se découvrant un autre. Cet écart (écueil) épistémologique ne pourra être réduit sans être préjudiciable à une Clinique du cas qui ne se limite pas au symptôme.

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Norme et responsabilité.

Docteur Jean-Jacques Laboutière
Syndicat National des Psychiatres Privés. (CASP)

Si légitime que soit l’ambition de chercher toujours plus à améliorer les soins, l’introduction de l’obligation d’EPP en psychiatrie pose la question du rapport que les professionnels vont entretenir avec des normes de plus en plus formelles.

En soi, le fait de comparer la pratique de chacun avec des recommandations professionnelles validées n’est pas critiquable. Toute discipline médicale implique des normes et il serait bien difficile d’argumenter que la psychiatrie doive échapper à cette règle. Le problème que pose l’EPP en psychiatrie est donc en fait celui de la position de la norme par rapport à la pratique.

En effet, en médecine somatique, cette norme, telle qu’elle peut être appréhendée à travers les référentiels publiés par la HAS, est clairement posée comme l’horizon indépassable - puisque sans cesse reculé - de la qualité, l’idéal de pratique vers lequel toutes les pratiques individuelles devraient converger pour gagner en qualité. Il s’agit donc là d’une démarche qui, pour être idéalisante, n’en est pas moins fondamentalement réductrice puisque toutes les pratiques devraient à terme se confondre. Les médecins en quête de qualité seraient comme des alpinistes qui, abordant une montagne par ses diverses faces, en graviraient les pentes pour se rapprocher d’un sommet qu’ils n’atteindraient pourtant jamais puisque le progrès des sciences et des techniques en élèverait constamment l’altitude.

Cette position de la norme est-elle pertinente en psychiatrie, discipline dont l’ancrage médical est certes incontestable, mais dont la clinique ne peut pleinement se saisir que dans le cadre d’une relation orientée par le transfert, dont l’opératoire thérapeutique dépasse largement les prescriptions médicamenteuses et, surtout, dont l’objet n’est pas tant d’éradiquer une pathologie que de traiter le rapport que chaque malade entretient avec sa maladie ?

Dans un tel cadre, poser la norme de la même manière qu’en médecine somatique ne peut que conduire à une éviction progressive de la subjectivité, tant du patient que du psychiatre, c'est-à-dire à une éviction de l’objet même de la psychiatrie pour y substituer la seule part objectivable de la vie psychique : les comportements. Or la discipline qui se préoccupe de la valeur des comportements étant la morale et non pas la psychiatrie, le corps professionnel chargé de les réguler étant la police et non pas les psychiatres, on voit bien qu’une telle direction conduirait mécaniquement à l’anéantissement de la psychiatrie.

Respecter l’ambition d’amélioration des pratiques sans stériliser la psychiatrie demeure cependant possible au prix d’un positionnement radicalement différent de la norme. Plutôt que de la poser comme une visée idéalisante mais réductrice, il est au contraire possible de la considérer somme un seuil à partir duquel questionner la diversité des pratiques réelles, l’amélioration de la qualité des soins procédant non plus d’un alignement de la pratique sur la norme mais de la justification de l’écart de pratique à cette norme.

Il n’est pas abusif d’affirmer que, du moins en psychiatrie, la norme peut être considérée comme le degré zéro de la qualité, au sens géométrique du terme, c’est dire le point de repère à partir duquel le praticien pourra évaluer la qualité des soins qu’il a dispensés en constatant un écart justifiable à cette norme.

Contrairement au médecin somaticien escaladant inlassablement la montagne de l’EPP pour se rapprocher sans jamais l’atteindre d’une norme idéalisante, le psychiatre en quête de qualité serait donc comme un arpenteur qui chercherait à mesurer de quelle distance il s’est écarté du chemin balisé et surtout à comprendre pour quelles bonnes raisons il l’a fait.

Toutefois, dès lors que l’on pose la norme de cette manière, il devient évident que la qualité des soins en psychiatrie repose avant tout sur la responsabilité que chaque praticien pourra prendre de s’en écarter.

Or, ce sont sans doute là que se forment les plus vives inquiétudes de la profession.

En effet, dans un système de soins désormais avant tout ordonné à la recherche de la plus stricte économie, les tutelles toléreront-elles ces écarts qui, pour nécessaires qu’ils soient, risqueront pourtant fort de paraître suspects dans le cadre général d’une médecine aliénée à un impératif d’homogénéité des pratiques ?

De même, en cas de contentieux judiciaire, les magistrats n’auront-ils pas tendance à simplifier leur appréciation des situations en suspectant a priori tout écart à la norme, ce qui découragera à terme les praticiens d’en prendre la responsabilité.

Il y a pourtant là un enjeu majeur pour toute la médecine, et non pas seulement la psychiatrie. En effet, confondre le respect de la norme et la qualité des soins, c’est, en décourageant la prise de responsabilité d’un écart par le médecin, limiter à terme toute pratique à l’application de protocoles prédéterminés. C’est donc construire un système de soins dans le cadre duquel un patient pourrait fort bien éternellement circuler pour ne s’entendre répondre par les différents médecins consultés qu’un « vous n’avez rien en ce qui me concerne » sans que jamais la plainte du patient ne s’épuise.

Ce serait donc construire un système de soins dans lequel le médecin esquiverait toute singularité qui ne cadrerait pas avec les protocoles de soins validés, c'est-à-dire tout patient réel tel qu’il se rencontre effectivement en pratique. Or, un tel système de soins serait non seulement dramatiquement inefficace mais financièrement ruineux et seule la responsabilité assumée par chaque praticien d’opérer un écart justifiable à la norme peut nous en prémunir.

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Normes et Psychiatrie

Docteur Nicole Garret-Gloanec
Syndicat des Psychiatres des Hôpitaux (CASP)

La question de la norme en psychiatrie a toujours été posée. Elle est une des questions de base de notre discipline. Cette question peut se formuler de différentes façons : quelle est la fonction de la psychiatrie sur le plan social et individuel. Est-ce de ramener l’individu dans la norme ? Quelle norme ? Une norme statistique, une norme conçue comme forme de la santé, (le hors-norme devenant la maladie), norme par rapport à un idéal, norme comme processus dynamique, une capacité de retrouver un équilibre ?

Nous centrerons notre question sur les sujets d’actualité qui interrogent la norme dans la pratique psychiatrique. La première est celle de l’évaluation des pratiques professionnelles, la seconde celle des programmes de prévention et de soin pour des populations ciblées.

La première est complexe car elle se confronte à la définition de la science en médecine et le choix actuel d’assimiler la médecine à une science comme valeur absolue d’une norme et la psychiatrie à la médecine.

La définition de la science objectiviste de K. Popper est actuellement dominante. Elle fait référence et s’applique à des domaines pour lesquels elle ne semble pas faite. La science selon Popper s’applique à la recherche qui pour se mettre en œuvre oblige à une mise en norme des objets suivant des concepts afin de les rendre comparable, reproductible et réfutable. La question de la norme est limitée à son domaine d’étude. Le glissement de la recherche à l’expérience clinique et plus encore à l’évolution de l’existence pose fondamentalement question. D’autant que la norme étudiée scientifiquement suivant les critères poppériens et interprétée par les tenants de l’EBM voudrait flirter avec la vérité comme valeur objective de la médecine, seule à même de la faire progresser et soutenir une égalité (par application d’une norme identique, qu’elle soit diagnostique, préventive ou thérapeutique) des soins pour toute la population.

La tentation de la relative simplicité de la réponse est grande. Comment parvenir en psychiatrie à une pensée commune, identique à tous, vérifiable et applicable de façon homogène sur le territoire ? Si en plus, elle devenait prospective, la prévention serait alors plus simple.

Les grandes institutions disparaissent, l’assurance du futur s’éclipse, la transmission d’une garantie de protection à nos enfants, l’espoir d’une évolution constante des richesses sont incertaines, la concurrence pour ne pas dire la rivalité à travers la libéralisation dont la contractualisation est le maître mot s’installe. Alors quoi de plus naturel que de chercher des modes d’emploi simples, efficaces, promesses d’un rendement sûr de l’action, d’un retour sur la sécurité applicable à la population ? La norme statistique devient la loi du plus fort, le retour de la valeur conservatrice, là où tout vacille et doit être retenu.

Un monde serein serait celui des valeurs du passé, celles que petits nous avions imaginées, celles que nous nous représentons à la fin de la phase œdipienne : chacun posé à sa place, le moi, le surmoi, le çà prêt enfin à disparaître à l’orée de la phase de latence. La sécurité est assimilée à la conscience qui tiendrait le tout (d’où le prestige actuel des TCC). Le règne de la norme est le règne de la phase de latence et de l’aube de la vieillesse.

Nous pouvons rappeler qu’il ne faut pas dépasser la vitesse, qu’il faut mettre sa ceinture de sécurité, papa et maman ne doivent pas fumer, la maîtresse à raison et l’enfant tait ses cauchemars à qui ne saurait les entendre. La norme est appliquée.

Mais voilà, en psychiatrie comme dans la vie, tout le monde ne passe pas si aisément la phase œdipienne, l’adolescence survient secondairement pour remettre tout en question, plus rien n’est simple, rien n’est prévisible, la norme est hors norme. La vie est interrogation, reprise de l’inconscient, émergence des pulsions, aspiration à des idéaux, lutte contre le surmoi et l’autorité.

Si la psychiatrie oublie d’interroger son savoir, sa place dans la société, son rapport à la norme, sa confrontation à l’individu dans la société plutôt qu’à des populations, si le psychiatre ne s’interroge pas sur son désir qui pèse sur l’autre, sa vision et son rapport à ses patients, à la maladie alors il n’est plus un psychiatre. Il est un médecin de santé publique, un expert évaluateur, un agent de circulation au carrefour de la vie.

Il serait préoccupant de réduire la psychiatrie à la fonction de donneur de réponse. Donner des réponses c’est déjà s’emparer de l’existence de l’autre pour le mettre sur le chemin (le droit). La psychiatrie est plutôt un processus de compréhension et si possible de cheminement vers un équilibre personnel hypothétiquement possible.

Le processus scientifique en cours donnerait des réponses évidentes et l’évidence n’est rien d’autre que la connivence qui a besoin de bien peu de mots et d’aucune grammaire pour être accessible ou compréhensible par le destinataire. La connivence se retrouve dans les SMS que s’envoient les adolescents sitôt qu’ils se sont quittés. Elle signifie seulement l’appartenance au même monde ou son exclusion si on ne rentre pas dans cette évidence. Cette forme de transmission n’a rien à voir avec la grammaire du récit qui ouvre le monde des sens multiples sans être pour autant aléatoires. Elle laisse souvent sur une interrogation autour d’un choix de réponses qui se construisent dans l’esprit du lecteur.

Alors, si la psychiatrie a besoin de la norme pour effectuer certaines formes de recherche, elle en a surtout besoin pour s’en échapper et ne pas tomber dans le processus mortifère de la réponse évidente, commune à tous, de l’oubli de l’Être (Heidegger), de la réification de l’existence.

Là où le patient croit trouver son salut dans un traitement validé scientifiquement et prescrit suivant un protocole formalisé, il devrait penser aussi qu’il y perd un peu de son identité. Le «bon» psychiatre serait celui incapable d’appliquer les recommandations de pratiques cliniques car incapable de mettre son patient dans la norme qui à peine perçue lui échapperait comme le sont le bonheur, la santé, la sécurité. Toute promesse de bonne santé psychique, toute volonté d’éradiquer la souffrance psychique reposent sur des leurres qui devraient rester à leur place d’idéaux au milieu d’autres idéaux.

La norme a certaines applications en recherche afin de stabiliser des concepts, les mettre en évidence, les analyser, les évaluer, les comparer. Les normes sont comme des bornes d’un chemin difficile, elles n’ont de valeur que le temps de leur reconnaissance, elles ont une valeur classificatoire. À l’inverse elles sont peu efficientes dans la pratique clinique, préventive et thérapeutique individuelle. La norme en psychiatrie serait l’équilibre de vie que le patient souhaite, en alliance avec le psychiatre, atteindre avec les moyens qu’ils peuvent mettre en œuvre pour y parvenir.

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Vulnérabilité, stigmatisation, abandon, et exclusion :
éléments de réflexion sur la notion de « norme » en psychiatrie

Discutant : Jean-Claude Ameisen
Président du Comité d’Éthique de l’INSERM, Professeur d'immunologie à Paris VII

La manière dont une société se préoccupe de ceux qui sont les plus vulnérables traduit à la fois les valeurs qui la fondent et la manière dont elle met en pratique ces valeurs. De tout temps, les cultures humaines n’ont cessé de reconstruire leur identité sur l’invention de nouvelles façons de vivre ensemble, créant à la fois de nouvelles formes d’appartenance et d’inclusion et des formes toujours nouvelles d’exclusion. L’activité médicale est probablement l’une des modalités d’expression sociale les plus anciennes et les plus universelles du refus d’abandon. Fondée sur la volonté de soulager la souffrance humaine, la médecine a constitué une affirmation implicite de la notion de droits de l’homme, longtemps avant qu’ils n’aient fait l’objet d’une formulation explicite : droit de chacun à la vie, au bien-être, et à la solidarité. Si la démarche éthique est, selon les mots d’Emmanuel Levinas, l’expression d’une vocation médicale de l’homme, alors la médecine est par nature une démarche éthique : une mise en pratique de l’accompagnement et du respect de la personne souffrante.

Parmi tous les handicaps et maladies, les handicaps mentaux et les maladies psychiatriques sont ceux qui exposent le plus au risque d’abandon, de stigmatisation et d’exclusion, et ce pour au moins trois raisons majeures.

Premièrement, parce que ces handicaps et ces maladies affectent les capacités de communication et d’interaction, elles favorisent la rupture du lien social et la désinsertion. Le nombre élevé de personnes souffrant de pathologies psychiatriques qui sont à la rue ou en prison est une illustration dramatique de cette situation. Deuxièmement, parce que ces maladies peuvent être associées à des comportements agressifs ou violents, elles conduisent (de même que les maladies infectieuses contagieuses, mais dans un contexte différent) à considérer la personne souffrante à la fois comme une victime et comme un danger pour les autres – voire comme coupable (d’où le grand nombre de ces personnes en prison). Et la tentation est souvent grande de privilégier de manière systématique la protection de la société, même quand c’est aux dépens de la personne souffrante. Troisièmement, une dimension essentielle de la démarche éthique en médecine est aujourd’hui fondée sur la pratique du consentement libre et informé. Le consentement implique que la personne malade soit capable de discernement : or la plupart des handicaps mentaux et des maladies psychiatriques affectent la capacité de discernement et de choix raisonné. Il y a donc un risque de pratiquer une médecine radicalement différente, où l’on décide seul, à la place de la personne, sans la faire participer à ces choix, et sans faire appel à d’autres formes de médiation.

Pour ces raisons, les handicaps mentaux et les maladies psychiatriques posent des problèmes éthiques majeurs, qui concernent à la fois les modalités d’accompagnement, de traitement, et d’insertion sociale des personnes atteintes. La Loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées témoigne d’une prise de conscience dans ce domaine. Mais l’état de déshérence de la psychiatrie dans notre pays contribue à rendre la situation dramatique : comment accompagner et prendre en charge de manière appropriée les personnes handicapées et malades s’il n’y a pas suffisamment de professionnels pour les accompagner et prendre en charge ?

C’est dans ce contexte que la notion de « norme » en psychiatrie, pose, à mon sens, une série de problèmes distincts :

Dans notre pays, la « norme » de notre comportement vis-à-vis des personnes les plus vulnérables consiste souvent à les exclure de la société, à les isoler dans des institutions avant de – et pour pouvoir – les accompagner : il en est ainsi des personnes handicapées mentales, des personnes atteintes de maladies psychiatriques, des personnes âgées, des personnes mourantes… Certaines de ces vulnérabilités peuvent se cumulent souvent : de plus en plus de personnes âgées sont atteintes de maladies neurodégénératives comme la maladie d’Alzheimer, et sont donc isolées à un double titre, comme personnes porteuses d’un handicap mental et comme personne âgée. Dans d’autres pays d’Europe du Nord, comme la Suède, les institutions pour personnes handicapées mentales ont été fermées, et les personnes – y compris celles qui sont atteintes de handicap mental profond – sont accompagnées et prises en charge au cœur des villes et des villages, à proximité de leurs familles, dans des appartements ou des maisons individuelles où elles vivent à trois ou quatre, avec les professionnels de santé qui s’occupent d’elles. Dans ces pays, la loi considère comme un droit – comme la « norme » – que chacun puisse être aidé à accomplir ce que la maladie ou le handicap empêche : vivre avec les autres, au milieu des autres.

Nous interroger sur ces pratiques d’isolement qui constituent notre « norme » m’apparaît important. Ne sommes-nous prêts à insérer, dans notre société, que les personnes qui sont – ou que nous aurons réussi à rendre – « normales », c’est-à-dire semblables aux autres ? Ou pouvons-nous envisager d’ouvrir et de modifier notre société de telle manière qu’elle puisse réussir à intégrer les personnes qui la composent, quel que soit leur degré de diversité ?

La « norme » est souvent de décider à la place de l’autre lorsque sa capacité de discernement est affectée. Inclure, autant qu’on le peut, la personne atteinte de handicap mental ou de maladie psychiatrique dans un processus d’échange, de dialogue, de participation et de choix, et faire appel, non seulement, quand elle existe, à la « personne de confiance », mais aussi à des personnes bienveillantes et neutres (comme le demande, dans un autre contexte, la Loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie sur la fin de vie), permettrait de commencer à donner un statut social aux personnes malades isolées dans des institutions. La vulnérabilité mentale et psychique est l’une des formes les plus extrêmes de vulnérabilité. Comme l’a souligné il y a vingt ans le Comité Consultatif National d’Éthique dans son avis n° 7 du 24 février 1986, nous avons le devoir de protéger encore plus ceux qui sont le plus vulnérables. Et il nous faut garder à l’esprit que protéger une personne vulnérable ne signifie pas se substituer à elle. C’est tenter, sous des formes toujours nouvelles de favoriser au mieux l’expression de la liberté et de l’autonomie dont elle éprouve le manque, et de préserver son humanité.

La question de la « norme » en psychiatrie concerne aussi l’évaluation des pratiques et la prise en compte des avancées de la recherche, qui a connu récemment, dans le domaine des neurosciences, des développements importants. Nous vivons à l’époque de la médecine fondée sur des preuves (evidence-based medicine) : l’évaluation des pratiques et des connaissances résultant de la recherche, et la prise en compte des résultats de ces évaluations dans les pratiques sont des prérequis à l’exercice d’une médecine responsable. Mais elles ne peuvent s’y substituer. En effet, la « norme », pour la médecine, ne peut être un point d’arrivée, une fin en soi, mais au contraire, un début. Elle ne peut être conçue comme une fin qu’au sens où l’entendait le poète T.S. Eliot : « La fin est l’endroit d’où nous partons… ». Si l’on pense qu’un médecin est plus qu’un ordinateur, ne peut être remplacé par un ordinateur, c’est parce qu’à partir de ce qu’il connaît, il invente, il adapte, il remet en question ses connaissances dans un dialogue toujours renouvelé avec une personne malade qui n’est jamais la même, mais toujours différente, unique. L’existence de « normes » permet l’exercice de la responsabilité : elle institue un système de références, qui permet d’expliquer non seulement pourquoi on les applique, mais aussi, quand c’est le cas, pourquoi on croit bon de s’écarter de cette « norme ». Le médecin doit connaître ce qui a une dimension générale, collective (ce qui a été évalué et qui est reproductible, le plus souvent en termes de statistiques et de probabilités) pour l’adapter au singulier. Il doit effacer du mieux qu’il peut l’ignorance, non pas pour arriver à la certitude, mais pour redonner toute sa noblesse à l’incertitude qui, au cœur de la pratique médicale, inscrit le savoir dans une trame toujours nouvelle : le lien avec la personne malade. Une intersubjectivité d’autant plus essentielle et difficile à établir, en psychiatrie, que c’est dans sa personnalité, dans sa vie intérieure, en tant que sujet, et pas seulement dans son corps, qu’est la souffrance de la personne malade qu’il faut aider.

Des « normes » de pratique professionnelle ne peuvent pas être établies en dehors de ceux qui doivent les appliquer, les remettre en question, et parfois, sciemment, les transgresser. Pour cette raison, il paraît essentiel que les psychiatres puissent participer à part entière à l’élaboration de ces « normes » concernant leurs pratiques, aux modalités d’évaluation de ces « normes », aux questionnements sur la signification, l’intérêt et la validité de ce qui est évalué, aux questionnements sur les méthodologies d’évaluation, et aux critères qui seront retenus pour apprécier l’efficacité des pratiques sur l’état de santé et de souffrance de la personne malade ou handicapée. En gardant toujours à l’esprit que l’OMS définit la santé sans faire référence à une notion de « normalité », mais à un état de « bien-être physique, psychique, et social ». En gardant à l’esprit que la valeur sur laquelle est fondée la médecine n’est pas de rendre obligatoirement la personne souffrante semblable aux autres, mais avant tout de soulager sa souffrance, et de lui permettre de vivre, bien que différente, avec les autres, parmi les autres.

Étant donné le manque de soutien que notre société apporte actuellement à la psychiatrie, « la norme », pour les personnes atteintes de handicap mental et de maladies psychiatriques, risque de plus en plus, si nous n’y prenons garde, de se décliner sous la forme de « trois normes », tragiques et inacceptables d’un point de vue éthique :

I) soit l’isolement, l’abandon et l’exclusion dans des institutions où personne ne pourra plus convenablement les accompagner ;

II) soit l’enfermement dans les prisons, où les conduira leur désinsertion sociale ;

III) soit l’abandon dans la rue – exclues hors les murs, « ailleurs », nulle part, seules, au cœur de notre société.

Soutenir le développement d’une psychiatrie moderne, capable de s’évaluer et d’être évaluée, en prise avec la recherche tout en étant attentive à la vie intérieure de la personne souffrante, et capable de soigner, d’accompagner, et de contribuer à insérer dans la société les personnes malades et handicapées, est, au-delà de la dimension médicale, un enjeu éthique majeur : un choix de société.

La manière dont nous nous comportons avec les personnes les plus vulnérables traduit la manière dont nous appliquons les valeurs de notre société – liberté, égalité, fraternité – et tout particulièrement la fraternité. Combien de manières différentes de vivre pleinement une vie humaine, avec nous, parmi nous, refusons-nous, sans même y penser, de rendre possibles ? Ne s’agit-il pas toujours, sous des formes différentes, de la question de la nature des frontières que nous traçons entre « nous » et « les autres » ? De qui parlons-nous quand nous parlons de « nous ».


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