Schizophrénie et dangerosité : démenti d'un amalgame trop longtemps entretenu

Elie Winter
Retour au sommaire - BIPP n° 55 - Juin 2009

Par ces temps troublés où ressurgit la menace d'instrumentalisation de la psychiatrie à des fins sécuritaires, il est temps pour les psychiatres de sortir de l'ambiguïté, en précisant des notions trop souvent floues. Et tout particulièrement sur la dangerosité, et son supposé lien avec la schizophrénie.

J'ai commencé mon internat en 2001. J'ai donc travaillé depuis dans 8 services de psychiatrie publique, 5 ou 6 cliniques privées, 2 cabinets de ville. Et suivi l'enseignement de psychiatrie gracieusement consenti par l'université, donc à tout casser une centaine d'heures de cours sur 4 ans.

Je peux vous dire que si je n'avais pas eu d'autres raisons personnelles de m'intéresser à l'interaction entre psychiatrie et société, aux questions éthiques liées à la restriction des libertés individuelles, je ne vois pas à quel moment j'aurai pu échapper à l'évidence mise en avant : les fous seraient indiscutablement dangereux, et les psychiatres auraient pour rôle de les enfermer « pour leur faire comprendre ! », dans un bras de fer permanent « tu prends tes médicaments sinon… », obnubilation moderne du soin objectivable.

Même les études scientifiques internationales le démontrent. Et ça nos professeurs n'ont pas oublié de nous le faire savoir ! Ainsi, on peut démontrer l'existence de « déterminants génétiques » pour l'agressivité à partir de comparaisons d'études de jumeaux. Je tiens à votre disposition la liste des structures cérébrales impliquées dans l'agressivité. Et les effets de l'activation de tel ou tel récepteur sérotoninergique.

Plus convaincant : saviez-vous que l'étude ECA de 1991 sur 20 000 personnes en population générale l'a démontré : le schizophrène présenterait un risque homicide 8 fois plus élevé que la population générale, et ce chiffre augmente en cas d'abus d'alcool et de drogues. La messe est dite, barricadez les hôpitaux psychiatriques. Dans les médias, en décembre 2008, certains psychiatres rappelaient inlassablement que les schizophrènes sont plus dangereux que la population générale, surtout dans trois cas : abus d'alcool, de drogues, et arrêt du traitement.

La solution est donc simple : obligation de soins pour tous, si vous n'avez rien à vous reprocher, ça ne doit pas poser de problèmes. Évidemment, par soin, il faut ici comprendre «administration de médicaments».

Faut-il dès lors s'étonner du discours de Sarkozy du 2 décembre 2008 ? Ne sommes-nous pas nombreux à avoir pensé qu'il abordait mal un vrai problème : celui des quelques rares schizophrènes effectivement dangereux. D'où sans doute un certain temps de latence, environ 15 jours, avant que s'organise une réponse à ce discours via la pétition du groupe des 39 dite « la nuit sécuritaire ».

J'ai donc longtemps cru que dans tout ça, il y avait au moins une toute petite part de vérité, et que la psychose pouvait rendre violent, au moins dans quelques cas extrêmes. Que donc mon rôle de psychiatre était aussi d'y faire attention, et de protéger la société en utilisant éventuellement l'hospitalisation d'office. Le voilà qui fugue, il faut le signaler à la police.

Pourtant, combien de temps aurions-nous supporté de rester ainsi enfermé dans de telles conditions ? le voilà qui refuse son traitement, il aura une injection… au nom de cette fameuse dangerosité qui serait liée à sa maladie… considérée comme une donnée objective de la science. Et maintenant, on est même appelé à utiliser cette notion de dangerosité potentielle pour un enfermement à vie en rétention de sûreté « vous êtes schizophrène, vous avez donc 8 fois plus de risque de tuer quelqu'un, vous devez être enfermé, c'est statistique ». On a beau argumenter que le schizophrène tue rarement n'importe qui, ou que la plupart n'ont jamais été violents, ou encore que les études sont mal faites, peu précises… on a peu de choses à objecter au contre-exemple, au cas rarissime comme celui de Pau.

Sauf que tout ça est faux… et ce n'est qu'après la fin de mon internat que j'ai pu en avoir plus qu'une intuition.

De nombreuses autres études avaient déjà préparé la révolution de février 2009. Volavka en 1997 avait observé que le risque d'agressivité chez un schizophrène est lié à l'âge (jeune), la précarité, le bas niveau scolaire et la consommation d'alcool. Milton en 2001 a encore affiné les choses : sur 166 premiers épisodes psychotiques étudiés, il conclut qu'être psychotique n'augmente pas le risque de violence. Seuls sont significatifs le fait de ne pas avoir d'emploi, être agité à l'admission ou abuser de drogue et d'alcool.

Ce qui amène une question trop longtemps laissée de côté : la violence est-elle la conséquence directe de la maladie mentale, ou bien d'autres causes dont les malades mentaux ne sont pas protégés ? En somme, n'y aurait il pas des facteurs de confusion qui donnent la fausse impression qu'il y a ne serait-ce qu'un peu plus de risque de dangerosité face à un schizophrène ?

J'arrête là avec les chiffres qu'on pourrait encore beaucoup développer, pour en arriver à l'étude d'Elbogen de février 2009 dans Arch Gen Psych. Sur 35 000 personnes, c'est ici très clair : la maladie mentale grave (schizophrénie et trouble bipolaire) n'est pas prédictive de violence. Si vous comparez les schizophrènes par rapport aux autres, en veillant vraiment à isoler des facteurs de confusion, il n'y a pas plus de violence chez les uns que chez les autres.

Les seuls facteurs corrélés à la violence sont les violences subies dans le passé ; une mise en détention à un âge juvénile ; des antécédents de criminalité chez les parents ; un âge plus jeune (inférieur à 43 ans), un revenu plus faible, un divorce récent, avoir subi un abus physique, une mise au chômage, une victimisation… Conclusion de l'auteur : « Les praticiens doivent regarder au-delà du diagnostic de maladie mentale et prendre en considération de manière plus attentive l'histoire du patient comme sa vie contemporaine, quand ils veulent évaluer le risque de violence ». Je m'étonne qu'on n'en parle pas plus : c'est dit : la schizophrénie ne rend pas dangereux. Mais les schizophrènes ont plus de difficulté à se relever d'épreuves difficiles.

Jusqu'ici, on ne le disait que pour les vols : les malades mentaux sont 141 fois plus victimes de vols que voleurs eux-mêmes, et 12 fois plus victimes de violences que violents eux- êmes. Il faut ajouter qu'ils ne sont pas plus violents que les autres citoyens, mais que là aussi, ils sont moins protégés contre ce qui peut, tous, nous rendre violents.

En fait, ce qui est étonnant, c'est qu'on ait si longtemps été persuadé qu'un fou puisse être dangereux « parce qu'il est fou ». J'ai beaucoup vu travailler en psychiatrie « comme si » il y avait une part de réalité dans tout ça ! Et ce n'est qu'après que j'ai compris mon mal-être quand il s'agissait de mettre un patient en chambre d'isolement, ou de le garder hospitalisé plusieurs mois contre sa volonté : je continuais à faire comme si, tout en étant déjà persuadé que c'était plus compliqué que ça. Il y aurait même des institutions sectorisées sans chambre d'isolement ! Les étudiants qui découvrent les services de psychiatrie nous rappellent souvent ce que nous avons essayé d'oublier. Ils en ressentent même parfois des états d'angoisse intense. Ils voient des êtres humains ayant perdu la raison, à qui une institution répond « dans votre état, vous êtes dangereux pour vous-même ou pour autrui, on rouvrira la porte plus tard». Un de ces étudiants me disait récemment ne pas contester le diagnostic (le délire était évident), mais souffrir de voir ces patients « ne pas comprendre ce qui se passe ». Il était donc bien sensible au fait que la victime, c'est ici le patient. N'est-ce justement pas l'esprit de la loi sur l'irresponsabilité pénale ?.… qui est remise en cause ces temps-ci où on parle trop vite du droit des victimes.

On a trop longtemps accepté l'idée qu'a priori, puisqu'on a déjà vu des fous s'agiter, ce serait vrai qu'il y a un danger. Comment s'étonner qu'un jour un ministre de l'intérieur ayant traversé la rue pour s'installer à l'Élysée nous le renvoie : que faites-vous pour nous protéger ?

Nous pouvons répondre désormais : pour protéger la société des fous, il faut d'abord les protéger. Au contraire, l'enfermement et l'exclusion sociale aggravent la situation, et ne les inciteront pas à voir un psychiatre que le discours de Sarkozy associe à l'idée de répression.

En tant que soignants, on diminue le risque de dangerosité en recréant un lien, thérapeutique, avec ceux dont la pensée s'est isolée loin de nous.

Tous ces exemples pour nous alerter tous : si on en arrive à enfermer un patient, c'est quand même un constat d'échec. Échec de la société à communiquer avec les plus fragiles, impossibilité pour le soignant de trouver autre chose à proposer. Parfois, c'est effectivement trop tard, il vaut mieux enfermer. L'échec, ça arrive, ce n'est pas à condamner. Ce qui le devient, c'est de l'instituer comme une règle, un protocole, d'en faire une norme.

Alors quand j'entends qu'on pourrait ouvrir plus de chambres d'isolement, je me dis que pour chaque chambre d'isolement ouverte, pour chaque unité fermée, pour chaque bracelet GPS posé, il faudrait au moins exiger la création d'un poste infirmier, d'un ergothérapeute, d'un psychologue, d'un psychiatre. Pour chaque jardin fermé, il faut en ouvrir un autre accueillant.

Et si nous, on ne rappelle pas à chaque occasion qu'un schizophrène n'est pas dangereux en tant que tel, il ne faudra pas nous étonner que ce soit oublié. Il nous faut comprendre ce qui se passe avec ces quelques patients agités, c'est notre rôle de soignant. Si parfois on ne sait plus comment convaincre un patient qu'il peut nous dire sa détresse, nous devons le protéger quitte à utiliser l'HO… mais à chaque fois, notre devoir est de chercher à savoir ce qui a fait qu'on n'a pas pu faire autrement.

Sinon cet être incompréhensible, cet étranger, nous gêne, et c'est le crépuscule de la psychiatrie qui nous laisse dans la nuit sécuritaire.

Élie Winter
Paris

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