La télémédecine ou la mort programmée de la clinique. Quand le corps est réduit à une image virtuelle…
26 octobre 2010, Roselyne Bachelot, encore Ministre de la santé, annonce l'autorisation par décret de la téléconsultation dès début 2011.
Tout était là pour que ça se réalise :
D'une part : la capacité technologique de l'informatique et sa haute performance, la démocratisation de son utilisation, la facilité de son maniement et la grande diffusion des réseaux.
D'autre part : une médecine se technicisant, inflationniste et ruineuse corrélée à un déficit programmé du personnel médical, démographiquement mal réparti de surcroît.
Autoriser la consultation médicale par Web Cam est une solution bâchée et bâclée à la va-vite dans l'urgence des solutions à trouver face aux impasses réelles auxquelles sont confrontés les pouvoirs publics, entre la demande exponentielle des citoyens et la pénurie médicale. C'est un compromis qui court-circuite autant les enjeux dont procèdent les impasses actuelles, que ses effets.
Que prétend résoudre cette nouvelle modalité de la consultation ? Quels sont les principes qui la valident ? Enfin quel processus met-elle en place, que va-t-elle déclencher ?... telles sont les questions qu'une telle annonce suscite en première approche, avant d'écrire le premier chapitre d'« une chronique d'une mort annoncée », celle de la médecine, telle qu'elle s'enseignait il n'y a pas encore une génération.
D'abord, sur quoi repose ce nouveau mode proposé de consultation ? Sur l'idée très simpliste et réductrice qu'il y aurait une adéquation entre le symptôme du patient et la réponse médicale d'un traitement, en accord avec les normes de prescription et les recommandations des comités d'experts. A un trouble correspondrait une pharmacopée. Mais alors à quoi sert la consultation Web Cam ? Une auto-prescription suffit et l'expérience nous montre que les patients viennent de plus en plus nombreux en ayant déjà consulté Internet, en ayant déjà posé le diagnostic, le pronostic et prévu le traitement, les effets indésirables... Or cela suppose que le patient soit dans la capacité d'énoncer ses symptômes et de les identifier. Cela lui suppose une prescience sur sa pathologie et sur son corps. C'est la question de l'examen médical qui est ici remis en question, où le patient se remet au savoir médical, en lui confiant son corps par le biais du symptôme : c'est la place de l'observation, du regard clinique du médecin qui est ainsi annulé. Progressivement s'effectue un glissement vers l'auto-évaluation, où l'individu est amené à être en préoccupation permanente sur la bonne marche de son corps en fonction des grilles d'évaluation diffusées au quotidien par toutes les sources médiatiques possibles, chaque dysfonctionnement de son corps lui incombant. La télémédecine engendre un processus qui enchaîne ainsi auto-évaluation, auto-diagnostic et responsabilisation individuelle.
Ici donc, des enjeux liés à notre monde contemporain, qui se greffent sur deux idéalités essentielles : le rapport au savoir technologique et le rapport à l'image, où la virtualité se superpose à la réalité, télescopant les temporalités. En effet, à vouloir réduire le corps à une image, un symptôme à un trouble, à vouloir donner à un énoncé une valeur de savoir univoque, la complexité est réduite, le corps ramené à un système d'organes et de fonctions. Il s'en déduit un rapport instrumentalisé au corps, qui doit répondre aux injonctions contemporaines, d'être jeune, beau et sans défaillances instrumentales. Il est du ressort de chacun d'en avoir la charge et la responsabilité. Le corps social tend à poser un regard suspicieux sur « le malade », lui supposant toujours d'avoir joui en excès.
Mais pourquoi une telle réduction alors que le monde se complexifie, le corps lui-même apparaissant toujours plus inconnu au fur et à mesure des avancées médicales ? L'enjeu politique est évident bien que pas suffisant à l'expliquer. Le savoir est une forme de pouvoir en concurrence avec les institutions politiques. Le savoir médical est un pouvoir qui, laissé entre les mains des médecins risque de retirer au politique la main-mise sur la régulation des comportements. Progressivement le politique s'est emparé du corps pour légiférer ses bonnes conduites, ce que Foucault a appelé les bio pouvoirs. La voie médiatique est un des modes de régulation, permettant toutes les campagnes de prévention. Mais l'enjeu est aussi et surtout économique, de réduire le coût d'une médecine clinique, au lit du patient. C'est aussi faire de la pharmacopée l'instrument essentiel du traitement, au profit de l'industrie pharmaceutique.
Plus grave, c'est la question de la présence qui est fondamentalement remise en cause, comme si le sujet pouvait s'en passer. N'est-ce pas à la subjectivité elle-même que l'on s'attaque ? Le lien social instaure du malaise, c'est de structure : le rapport à l'autre nécessite de respecter un certain nombre de limites, source de souffrance, que le corps accuse, par ses symptômes : le corps parle ce malaise avec ses maux. Réduire la consultation à un échange virtuel, hors corps, sans la présence mutuelle de celui qui dépose sa plainte et de celui qui la reçoit, n'est-ce pas une façon de refuser au sujet de traduire dans son corps, ce qui fait malaise, d'être un sujet social, en lien de parole avec l'autre. Où et comment pourra se dire ce malaise si le sujet ne peut plus faire de son corps le lieu d'expression de sa singularité propre ?
Plus grave encore, le processus que déclenche cette nouvelle modalité de consultation est une levée de pudeur, fondement de l'humanisation du sujet : en effet, quelles que soient les techniques de sécurisation, « l'internetisation » de la consultation la déplace sur la scène publique. Il n'y aura plus cet espace privé que permet le colloque singulier entre le patient et le médecin, espace très intime où peut se déployer les choses du corps les plus honteuses. Le pouvoir médical est transgressif, il accueille les formes les plus monstrueuses du sujet. Le médecin regarde, touche, coupe, écoute...toujours au-delà des limites admises dans le lien social. N'est-ce pas ce pouvoir transgressif qui est remis en cause, pour réduire le pouvoir médical à un commerce normalisé ? N'est-ce pas sa force subversive qui risque d'être abrasée ?
La télémédecine enclenche ainsi un processus qui risque de s'avérer irréversible, qui consiste à déresponsabiliser le médecin pour retourner définitivement la responsabilité sur le sujet lui-même. Il ne s'agit pas de la responsabilité juridique : nos technocrates trouveront les contrats en bonne et due forme pour protéger le citoyen. Il s'agit de la responsabilité collective, que le médecin dans sa fonction de tiers instaure en le payant de sa présence auprès du patient. La consultation médicale est un espace entre deux altérités, entre deux singularités centrée autour de l'échange asymétrique de paroles. En installant un système basé sur l'image, la télémédecine bascule le rapport médical sur le versant imaginaire, duel, sans la tiercité qu'introduit la présence, qui ne peut se passer du corps.
La télémédecine confirme la tendance contemporaine d'éliminer tous les lieux d'altérité où le sujet avait encore un peu sa place, où le malaise avait encore droit de cité. Où le sujet va-t-il pouvoir se loger, comment son malaise va-t-il pouvoir s'exprimer si ce n'est en durcissant encore un peu plus les tensions au sein des liens sociaux ? La télémédecine aura des effets d'une grande violence sur le sujet lui-même et contribuera, de près ou de loin, à la montée de la violence sociale, qui se radicalise chaque jour toujours un peu plus.