Psychiatre-psychanalyste, une illusion sans avenir?

J.-Jacques Bonamour du Tartre
Retour au sommaire - BIPP n° 59 - Juin 2011

La conception du métier de psychiatre parait chaque jour un peu plus clivée entre les tenants traditionnels d'une pratique privilégiant la psychothérapie du psychiatre, largement inspirée de la psychanalyse, et les modernes apôtres de la remédicalisation radicale de la spécialité.

Les pouvoirs publics ont depuis longtemps opté pour la seconde option, en réduisant à la fois le nombre de psychiatres formés et l'accès direct à leurs prestations, et en indiquant le positionnement médico-expertal comme le bon choix pour l'avenir, comme celui que privilégie toute spécialité technique.

Mais la plupart des psychiatres formés dans les années 70-80 se sont investis dans un positionnement très inspiré par une expérience personnelle et une formation psychanalytiques, qui ont tellement marqué leur pratique que, dans leur discours, psychiatre et psychanalyste ont pris valeur de synonymes, traduisant d'une certaine manière le mythe fondateur de cette génération.

Est-il de l'ordre de l'illusion ? Sans doute en partie, car elle participe d'une certaine approximation, négligeant quelques différences fondamentales dans les projets respectifs du psychiatre et du psychanalyste et dans leur financement, ce que les purs analystes dénoncent parfois...

Mais illusion sans doute féconde et porteuse, tant sur le plan intellectuel que sur le plan économique : pour le premier, elle a permis au psychiatre de ne pas se cantonner au champ du manifeste et du signe, car l'expérience psychanalytique introduit deux effets considérables que sont la sensibilisation au discours latent et la prise en compte de la dynamique transférentielle dans la clinique. Pour le second, penser en termes d'économie psychique a également des effets en termes d'économie énergétique et financière, en tant que cela aide à ne pas engager des soins fatalement inopérants.

Elle a sans doute et avant tout permis à de nombreux patients d'accéder au travail d'élaboration et de bénéficier d'une qualité d'écoute dont la plupart se sont saisis avec bénéfice : s'est ainsi construite une large possibilité de se dégager de la seule prise en compte instantanée du symptôme et de la plainte, pour resituer au plut tôt le patient dans sa parole à naître.

Déjouer le manifeste, cet impératif quasi ontogénétique du soin au psychisme a-t-il encore droit de citer ? On peut en douter fortement, quand on voit la prolifération intempestive de l'outillage « scientifique » de la psychiatrie dite moderne : la fétichisation des échelles d'évaluation y apparaît comme le symptôme de la vaine espérance d'échapper à la complexité et l'opacité même de notre propre parole, et à la temporalité psychique de chacun.

Quelles conséquences à tout cela ? On pourrait se dire qu'au fond, il sera plus clair demain que les psychiatres redeviennent des médecins comme les autres, diagnosticiens et prescripteurs ne s'engageant pas au-delà, tandis que la charge de l'approfondissement de la relation reviendra au corps en formation des psychothérapeutes (non médecinset non remboursés, de préférence) ou aux psychanalystes exclusifs.

Mais outre son peu de pertinence thérapeutique, cette apparente simplification aurait sans doute un prix bien lourd, celui d'enfermer la pensée psychiatrique dans le ghetto des signes immédiats, traqués par les échelles d'évaluation et traités par les « bonnes pratiques » codifiées, à mille lieues de l'indispensable mise en doute et en perspective qu'opère inévitablement la moindre position psychanalytique. Le psychiatre, comme le psychanalyste, a besoin du temps nécessaire à ne pas se laisser enfermer dans le registre du symptôme à réduire ou de la maladie à traiter, pour accéder à celui de la recherche d'elle-même de cette personne, au travers de ses productions.

Tout est langage et pas seulement signe, et ne pas l'entendre expose à un risque élevé de « faux positifs », c'est-à-dire de malades psychiatriques entièrement fabriqués, car pressés ou empressés à un moment de leur existence d'épouser une pathologie qui se referme ensuite comme un piège sur leur parole propre. Et au-delà, se pose la question du coût sanitaire et social de telles pratiques, comme la propension actuelle à embarquer dans le diagnostic et la carrière de « bipolaire » des patients (et surtout des patientes), l'hystérie moderne ayant peut-être trouvé sa (re)conversion dans ce domaine !

On ne peut donc que déplorer la surdité de nos décideurs et de certains de nos collègues qui, sous la bannière de la science et de l'économie réunies, semblent prêts à cautionner une régression et même une négation de la connaissance de la complexité de la pensée et de la communication humaines.

Demain, enfin débarrassés de l'inconscient, et promis à une stérilisation de la pensée, en serons-nous rendus à une psychiatrie réduite à une langue des signes s'accommodant sans peine de la télémédecine ?

On pourrait tout autant déplorer le refus de nombreux psychiatres-psychanalystes d'endosser cette identité de psychiatre et de laisser le patient en jouer, de recevoir une demande médicamenteuse de leurs patients, ou encore de considérer le médicament en tant qu'un objet psychique parmi d'autres, plus ou moins signifiant et investi.

Il nous apparaît que ce désaveu d'un registre de communication entre le patient et son psychiatre n'a pas fait que du bien à notre discipline, en tant qu'il a pu entretenir un certain purisme idéalisant, avec ses effets d'appauvrissement et de clivage.

Le psychiatre-psychanalyste est probablement en voie d'extinction, et peut-être paie t-il aujourd'hui cette bâtardise qui fait qu'il n'est ni un médecin, ni un psychanalyste comme les autres ; on ne voit pas en tout cas que le psychiatre expert pressé de demain ait jamais l'occasion de laisser à ses patients le temps de lui apprendre son métier.


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