Emile Rogé (1933-2011)

Robert M. Palem
Retour au sommaire - BIPP n° 60 - Décembre 2011

Psychiatre privé et psychanalyste parisien. Longtemps pilier et attraction de l'AFPEP(1). Atypique, génial et (un peu) fou... le psychiatre idéal (rêvé), quoi... Une présence physique et morale impérieuse(2). Un ami fidèle mais exigeant : il fallait prendre parti, avec lui ou contre lui. Comme Nacht, il s'interrogeait : "Comment peut-on être à la fois neutre et bienveillant ?" Stimulant, déroutant. Un entraîneur, un impulseur. Témoin intransigeant et participatif. Ses patients ont gardé de lui le souvenir d'avoir été "secoués" (disent-ils), sortis de leur léthargie, "arrachés" à leur névrose, mais en même temps d'avoir pu compter sur une "prise en charge" totale de sa part, un engagement hors du commun. Ses femmes... toujours impressionnées et débordées ; pas facile de vivre à côté d'un volcan !

Que retenir de lui ? Lui, impossible à retenir, l'insaisissable. Je pointe...

- Son texte lumineux et inspiré sur "La tâche du Psychothérapeute"(3)

- Son Rapport de synthèse aux Premières journées nationales de la Psychiatrie, à Avignon(4)

- La charte de la psychiatrie française, fruit d'une longue réflexion de l'AFPEP et dont les termes furent pesés et soupesés avec la collaboration de Jean Ayme [autre grand disparu de l'année] aux Journées Nationales de la Psychiatrie Privée, à Nantes, en 1980(5)

Ses conférences à Dimension psychologique, son groupe de travail parisien sur :

- "Le transfert" (22 nov.1993)

- "Jung et la psychose" (Paris 1993, Perpignan 1994), qu'il me dédicaça avec l'exergue suivant [de lui ou de Jung]: "Craindre d'être submergé par l'Océan n'autorise nullement à décréter celui-ci pathologique". "La psychose est riche de son délire" dit-il aux Journées de Montpellier(6). "Aucune psychose n'est spontanée. Elles sont toutes réactionnelles", affirme-t-il.

- "Psychologie de la profondeur" (octobre 1995).

- "Le délire charabia du désespoir ou rébus de l'espoir ?"(7)...

Des vignettes cliniques, presque trop belles pour être vraies, souvent rocambolesques... mais il était comme ça dans la vie, dans sa vie professionnelle : empathique, participatif, irruptif à l'occasion.

Et l'évolution des moeurs et la judiciarisation de la médecine ne se prêtaient plus guère, ces temps derniers, à ces formes héroïques d'intervention qu'il affectionnait.

Ses échanges, parfois vifs, houleux avec Marc Leclerc, Gérard Bles, Dominique Bonnet, Hervé Bokobza, Albert Le Dorze, souvent désopilants avec le regretté Sidney Pelage... avec Jacques Attali(8), venu nous faire la morale après la sortie de "L'ordre cannibale", auquel il opposait dans un déluge verbal étourdissant le "désordre intestinal" environnant. Attali reculant sous l'avalanche et prenant la caution du corps enseignant de l'Education nationale... et Émile s'esclaffant : "Mais c'est la catégorie professionnelle la plus représentée dans nos cabinets de consultation !"

Et moi le taquinant et provoquant, en lui disant : "Un jungien, c'est bien quelqu'un qui confond une femme et un cercle, n'est-ce pas ?" ou bien, qu'il aurait dû intituler son essai (assez discutable) sur l'autisme infantile dont il croyait avoir percé le secret de la pathogenèse(9) "Pourquoi j'ai mangé mon frère". Et lui, sévère : "Tu ne confonds quand même pas vie intérieure et vie à l'intérieur ?..." etc. Que de rires avec lui !

Impérieux, disais-je... en toutes circonstances et exigeant. Je me souviens d'une excursion avec lui dans les Corbières où j'avais imprudemment hissé ses 100 kilos au sommet de quelques châteaux cathares de notre région (les "citadelles du vertige") et, redescendu dans la plaine, dans le fameux village de Cucugnan, la manière autoritaire et bonhomme dont il força la porte de l'auberge, fermée à cette heure, pour obliger le patron éberlué à lui servir une tranche de jambon et du pain de montagne, ne tarissant plus d'éloge sur son hospitalité... quelque peu forcée !

Nous l'invitâmes une fois à venir nous parler de Jung ("Que reste-t-il de Jung ?") au palais des congrès, à Perpignan. Il vint mais, sans préavis, nous parla de tout autre chose... une chose qui lui tenait, à ce moment-là beaucoup à coeur (et à cris) : le Couple, une extraordinaire improvisation qui ravit tout le monde et dont il ne resta, hélas, aucune trace écrite (si, mais sans commune mesure(10)) ou enregistrée.

C'était un homme de parole plus que d'écrit. C'est souvent comme ça, l'un ou l'autre ; on se souvient des premiers, les seconds nous accablent. Orateur né, il écrivait comme il parlait (on le lui reprochait parfois). On publiera peut-être un jour "Les dits de Rogé", comme il y a "les écrits de Lacan"... Mais coquetterie ou défi peu commun, il refusait d'être lu avant d'être entendu(11). Comme De Carvalet, il aurait pu dire : "Je veux être un homme, pas un auteur". En ces temps où les auteurs prolifèrent et où l'homme se fait rare !

Il fut du petit groupe d'amis (Robert M. Palem, Charles Alezrah, Jean Claude Colombel, Éliane Balayé) qui, au printemps 94, se réunit à Banyuls des Aspres autour de Renée Ey pour lancer le projet d'Association pour la Fondation Henri Ey et mobiliser, enfin, le Groupe de l'Evolution psychiatrique à défaut du pouvoir Universitaire. Il démarcha les deux, par écrit. Notre projet de Fondation, latent depuis si longtemps, a démarré ce jour-là (1er avril 1994). Rien n'était résolu, tout était à faire. Mais il fut là, comme souvent ailleurs, le premier. Il revint en 1997 à Perpignan pour les 3èmes Journées Nationales Henri Ey et nous gratifia d'un petit bijou comparatif sur Ey et Jung(12).

Émile, c'était le bulldozer qu'on poussait en première ligne dans les combats difficiles de notre spécialité. Il nettoyait, "déblayait" le terrain comme disent les militaires ; il enfonçait les portes et montrait le chemin. Il fallait alors prendre le relais ; ce ne sont souvent pas les mêmes, on le sait. Lui était déjà parti ailleurs ou à côté enfoncer d'autres portes, réveiller d'autres endormis ; au-devant de nous-mêmes.

Mais que de projets avec lui, qui n'auraient pas vu le jour sans lui ! La Solitude à Versailles(13) (en 1984) où nous nous retrouvâmes autour d'une table avec Vincent Mazeran, de Montpellier et Françoise Dufay-Vuillemin, de Montbéliard, pour "relever le gant de l'utopie" disait Françoise : un gant à 5 doigts naturellement, l'auriculaire revenant à Albert Le Dorze, de Lorient. La Profondeur à Paris (Dimension psychologique, en 1986), La Formation, la Psychose, le supposé clivage ICSBiologique... etc.

Psychanalyste expérimenté et fort bien informé, n'ignorant rien de Freud, Winnicott, M. Klein, A. Green ou Lacan, très éclectique au fond, il se revendiquait Jungien et comme Jung prônait "un nouvel humanisme, qui n'a rien de religieux : celui de l'Inconscient". La psychiatrie étant "l'exclusion des raccourcis réducteurs", il pensait qu'"à n'être que psychiatre, on finit par ne plus l'être". Mais, redevenant Freudien un instant, il affirmait que "Seul le silence est fécond", lui si disert ! Pour ajouter sitôt après : "Encore faut-il qu'il soit rompu, pour garder sa valeur".

Il pensait, comme Jolande Jacobi que "Les deux modes d'interprétation (Freud et Jung) peuvent être simultanément légitimes(14). Toutefois chacun d'entre eux ouvre au rêveur un domaine de sa réalité intérieure totalement différent". "Freud est à la paranoïa constructive et singulière. Jung est au paranoïde déstructurant et grandiose. Les deux font charnière des portes à deux battants de la psyché humaine : porte du sens et du contre-sens, s'ouvrant d'un côté sur le sens et de l'autre sur le non-sens"(15). Il pensait aussi(16) que Jung et Ey étaient "très proches" et les "réunissait dans son admiration". Ils avaient en commun, en effet, cette idée que l'Inconscient n'est pas pathogène en soi ; seule l'est, en revanche, la déstructuration de la Conscience.

Nous avions visionné ensemble, un jour à Perpignan, la bande vidéo où Jung explique que pour l'Inconscient, la mort n'existe pas. Il ne faut donc pas s'y préparer, mais vivre et se laisser surprendre... en essayant, d'ici-là, de porter l'esprit à son plus haut niveau de conscience. Oui, mais quelle bien mauvaise surprise aujourd'hui, pour nous !

Et, après les morts de Gérard Bles, de Sidney Pelage, de Jacques Schott, ces hommes de forte et joyeuse personnalité avec lesquels il aimait dialoguer, il m'écrivait douloureusement(17) : "Ces morts successives me frappent et m'isolent autant affectivement qu'intellectuellement..." Et, se ressaisissant... : "Les Massaï pensent que de tous les animaux, seuls les éléphants ont une âme. En aurais-je une ? De toi, j'attends confirmation..." !

Oui, il en avait bien une !... pour notre délectation et notre honneur. Et sans doute en fait-il profiter Là-Haut nos amis communs, avec lesquels il a repris ces discussions homériques et tonitruantes dont il avait (c'est évident) un besoin vital. Il va nous manquer cruellement ; et ce silence-là n'a rien de "fécond". Pour lui, exigence éthique et prise de risque se côtoyaient. "La grande pensée est toujours dangereuse. On ne pense pas sans donner des otages à l'erreur." confirme George Steiner. "Si vous fermez systématiquement la porte à toutes les erreurs, la vérité n'entrera jamais chez vous" (Rabindranath Tagore).

Lui, s'adressant aux apprentis psychothérapeutes, et devançant sans doute les critiques qui pouvaient lui être adressées par les "psys cachalot" du moment, disait : « C'est un fait d'expérience qu'il est plus aisé de se taire après avoir beaucoup parlé, que de parler après s'être longtemps tu(18)». Mais il s'était décidé, enfin, sous la pression de ses amis et de ses élèves, à écrire un Manuel de psychothérapie jungienne...

Nous l'attendons avec impatience et curiosité, pour y retrouver ses éclairs, ses trouvailles, ses audaces et les points d'ancrage d'une aussi forte pensée que la sienne. Pour l'exemple, pas pour la manducation (un éléphant aussi, c'est dur à digérer !).


1 - Association Française des Psychiatres Privés.

2 - "Je ne vois ni accord ni conflit réel entre deux êtres humains qui puisse se passer d'un corps à corps" écrit-il in Psychiatries 1988/2, n° 83, p6.

3 - à Dimension psychologique (1986) et in Psychiatries, 1988, n° 83, 3-7.

4 - "Quelle psychiatrie, quels psychiatres pour demain ? " Avignon 5-7 mai 1983, Privat 1984, t.II, 239-260.

5 - Avignon, vol.2, p249.

6 - Temps et psychose

7 - Psychiatries 1988/1, n° 82, in Le délire, espoir ou désespoir, 5-13

8 - Auquel j'avais répondu dans un article (qui me fut censuré), pastichant le Canard Enchaîné, intitulé "Attali cannibale ?... Pour les psychiatres, c'est dur à digérer!"

9 - "Autisme, schizophrénie, quand tu nous détiens". Préface de X. Emmanuelli. Lanore éd. 2004.

10 - à Dimension psychologique : "La solitude dans le couple", Paris 18 nov.1985.

11 - Psychiatries n° 82, p6.

12 - "Henri Ey et Carl Gustav Jung : quel rapport ?" in H.Ey psychiatre du XXIe siècle, l'Harmattan 1998. Repris in Psychiatries et in Cahiers H. Ey n° 25-26 (avril 2010).

13 - Voir le n° 61 de Psychiatries (1984/4) qui évoque ces Journées Nationales sur le thème.

14 - Non, dit Hesnard contre Ricoeur (De Freud à Lacan, p123).

15 - Psychiatries 1988/1, n° 82, p8.

16 - Il me l'a écrit dans une lettre du 24 sept. 1996

17 - Lettre du 26 novembre 2007

18 - "La tâche du psychothérapeute", in Psychiatries 1988/2, n° 83, p5.


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