Colloque de Cerisy - Juin 2011

Jean-Jacques Laboutière
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Parallèlement à son engagement dans les associations psychiatriques internationales, notamment la WPA et ALFAPSY, la présence de l'AFPEP sur la scène internationale s'est particulièrement affirmée cette année par son implication dans l'organisation du Colloque de Cerisy, organisé en partenariat avec la Société de l'Information Psychiatrique et l'Association Française de Psychiatrie. Centré sur le thème de l'empathie, ce colloque s'est tenu du 18 au 25 juin dernier.

Le cadre prestigieux du Centre Culturel International de Cerisy est plus habitué à héberger des colloques de philosophie, de littérature, de sciences humaines, voire de psychanalyse, que des colloques de psychiatrie. C'est dire qu'il a fallu faire preuve pour les trois directeurs de ce colloque, Antoine Besse pour l'AFPEP, Michel Botbol pour l'AFP et Nicole Garret-Gloanec pour la SIP, d'une extrême détermination et d'une rigueur sans faille, tant pour en construire le contenu que pour convaincre les responsables de Cerisy de l'inscrire à leur programme.

Plus de deux années de travail ont été nécessaires pour y réussir. Comme les directeurs du colloque l'ont expliqué eux-mêmes en ouverture des travaux, ce colloque de Cerisy tire en effet son origine d'un autre colloque organisé en février 2008 dans le cadre de la WPA conjointement par les cinq associations françaises de psychiatrie membres de cette dernière (l'AFPEP, l'AFP, la SIP, l'Evolution Psychiatrique et la Société Médico-Psychologique). Ce colloque de 2008, qui avait pour thème l'Initiative pour la Psychiatrie de la Personne promue dans le cadre de l'association mondiale par son précédent président, Juan Mezzich, s'était en effet avéré si difficile à mettre sur pied et avait rencontré tant d'obstacles, parfois même au sein de l'association mondiale elle-même, que ses organisateurs s'étaient promis que la prochaine manifestation internationale qu'ils mettraient en place serait un colloque « pour le plaisir ». A l'évidence, cela ne signifie toutefois pas sans beaucoup de travail de préparation.

Cette formule un peu provocante de « colloque pour le plaisir » renvoie cependant aussi à une autre ambition. Les congrès de psychiatrie de dimension internationale, et cela gagne les congrès nationaux, sont devenus des manifestations gigantesques au cours desquelles sont présentées sans grande possibilité de discussion des communications portant sur les sujets les plus divers. Ils s'accompagnent d'une écrasante présence de l'industrie pharmaceutique sans le soutien financier de laquelle il serait impossible d'offrir des droits d'inscriptions accessibles aux psychiatres. De tels congrès sont sans doute utiles pour mettre ses connaissances à jour mais offrent rarement l'occasion d'une réflexion collective.

Ce type de réflexion se cantonne donc dans des manifestations de format plus réduit mais qui souffrent d'autres limites. Tout d'abord il s'agit de congrès uniquement nationaux et non plus internationaux, mais surtout ils s'adressent à un public « catégoriel » : congrès de psychanalystes, de psychiatres privés ou de psychiatres publics.

Ce colloque « pour le plaisir » doit donc surtout être compris comme le pari de mettre sur pied une manifestation de dimension internationale, ouverte non seulement à tous les psychiatres, mais encore à tous les professionnels intéressés au thème, mais dont l'organisation soit pourtant prioritairement ordonnée à l'ambition de pouvoir réfléchir ensemble et, de surcroît, demeure absolument indépendante de l'industrie pharmaceutique puisqu'elle n'a été financée que par deux des trois associations à l'origine de cette initiative, l'AFPEP et la SIP.

Le choix du thème, l'empathie, traduisait quant à lui la volonté de placer l'interdisciplinarité, et donc la confrontation des points de vue qui en découle, au coeur de la réflexion. Objectif largement atteint puisque ce ne sont pas moins de sept disciplines qui ont pu dialoguer tout au long de ce colloque : philosophie générale et politique, neurosciences, psychanalyse, esthétique, sociologie, économie et linguistique, chacune incarnée par des spécialistes internationalement reconnus de leur domaine propre, ont tissé durant toute la semaine un dialogue d'une extrême consistance, encore enrichi par les contributions de plusieurs cliniciens, afin de mieux cerner la notion d'empathie.

Que peut-on retenir des conférences présentées au cours de ce colloque et des débats qui les ont suivies ?

Bien qu'il soit inévitablement réducteur d'en tenter une synthèse, les travaux peuvent se décrire selon trois dimensions : tout d'abord le problème de définition et de délimitation de la notion d'empathie, ensuite les aspects cliniques présentés au cours du colloque, enfin les articulations de la notion d'empathie aux questions éthiques et sociales.

Les questions de définition et de délimitation de la notion d'empathie ont fait l'objet du plus grand nombre des interventions. Les travaux se sont ouverts par une conférence introductive remarquablement documentée de Jacques Hochmann retraçant l'émergence progressive de la notion : ses prémisses que sont la pitié de Jean-Jacques Rousseau et la sympathie d'Adam Smith, son autonomisation dans le champ esthétique avec l'Einfühlung de Robert Wischer, puis l'extension de l'Einfühlung au domaine de l'intersubjectivité grâce à Théodore Lipps, ce qui a donné lieu au néologisme de langue anglaise empathy en 1909 pour traduire le terme Einfühlung.

Jacques Hochmann a également largement développé dans sa conférence les diverses acceptions du terme Einfühlung en psychanalyse à partir des travaux de Freud et Ferenczi, en phénoménologie à partir de l'oeuvre de Husserl et les divergences avec ce dernier qu'ont exprimées Sheller et Ricoeur, et bien sûr en psychiatrie avec Karl Jaspers et surtout Carl Rodgers, la traduction des oeuvres de ce dernier en 1952 étant la première occurrence de l'utilisation du terme empathie en langue française.

A la seule exception d'Alain Berthoz, professeur de physiologie au Collège de France, tous les orateurs se sont accordés à reconnaître que l'empathie articule deux dimensions : une dimension cognitive et une dimension affective. Il serait donc tentant de classer les contributions selon qu'elles viennent éclairer l'une ou l'autre dimensions mais l'exercice s'avère impossible à l'expérience tant ces deux dimensions sont elles-mêmes imbriquées. Il faut donc se résigner à un inventaire inévitablement un peu fastidieux des apports en fonction des disciplines.

Les neurosciences ont fait l'objet de cinq interventions, dont deux conférences très développées d'Alain Berthoz. Ce dernier soutient une position originale en ceci qu'il considère que la notion d'empathie ne doit pas être élargie au-delà d'un mécanisme strictement cognitif correspondant à la possibilité de changer de point de vue dans l'espace pour passer d'un point de vue égo-centré à un point de vue hétéro ou allo-centré. Cette réduction de la notion a toutefois permis à Alain Berthoz d'être le seul conférencier à avoir été en mesure de proposer une définition positive de la notion d'empathie : « L'empathie est la capacité de se mettre à la place d'un autre tout en restant soi-même. »

Les autres intervenants se réclamant des neurosciences ont cependant présenté des points de vue moins restrictifs, tous soulignant la dualité, cognitive et affective, de l'empathie. Sans détailler chacune des interventions, Perrine Ruby, Julie Grezes et Guillaume Dezecache tous trois chercheurs en neurosciences ont exposé les supports neurologiques de la constitution du « self », préalable indispensable à la capacité de se saisir soi-même comme distinct de l'autre, de l'imitation motrice et de la contagion émotionnelle. De ces trois interventions il ressort que l'empathie pourrait se comprendre comme l'effet, sur un self bien constitué, des mécanismes d'imitation reposant sur les neurones miroirs pour son versant cognitif et, sur le versant affectif, des mécanismes de la contagion émotionnelle mais surtout de la possibilité d'inhiber partiellement cette contagion.

Enfin, toujours dans le champ des neurosciences, Nicolas Georgieff, s'appuyant sur les travaux de Jean Decety qui était invité à ce colloque mais n'avait pas pu se libérer, soutient une position assez proche de la précédente mais qui insiste davantage sur le fait que l'empathie reposerait sur la mise en jeu de deux systèmes : d'une part l'imitation, support à la fois du versant cognitif et affectif de l'empathie, impliquant les neurones miroirs, et d'autre part l'agentivité (agency) permettant de répondre à la question « Qui fait quoi ? ».

Très loin des neurosciences, la philosophie, l'esthétique et la phénoménologie ont fait l'objet de plusieurs interventions. Shaun Gallagher, philosophe américain spécialisé en épistémologie, a présenté une conférence dans laquelle il a largement critiqué la théorie de la simulation sur laquelle s'appuient les neurosciences pour rendre compte de l'empathie. Il propose plutôt de s'appuyer sur la narrativité pour comprendre comment on peut se mettre dans la position de l'autre. Cette position philosophique est plus proche de la position d'Alain Berthoz que des autres intervenants issus des neurosciences dans la mesure où elle plaide également pour considérer l'empathie comme un changement de point de vue mais elle y ajoute une historicisation de la position subjective de l'autre grâce au récit narratif.

Les diverses contributions se réclamant de l'esthétique peuvent être rapprochées de la position de Shaun Gallagher. En effet Thierry Delcourt, dans un passionnant exposé sur le portrait, a bien montré en quoi le regard du spectateur doit à la fois se laisser prendre par l'oeuvre et en même temps l'interroger. La présentation de Jean-Louis Pradel insiste dans ce sens puisque toute son intervention à propos de l'esthétique de l'art moderne démontrait que l'émotion naît essentiellement de l'historicisation de l'oeuvre dans le contexte qui a conduit à sa création.

Cet abord esthétique laissera cependant ouverte la question du but visé par l'empathie en art. Est-ce l'oeuvre ou est-ce l'artiste ? Cette problématique de la visée de l'empathie a d'ailleurs été particulièrement bien posée par Jacques Kraemer dans son intervention sur le théâtre. Qu'en est-il en effet de l'empathie de l'acteur pour un personnage qui n'est in fine qu'une création littéraire ? Le spectateur est-il en empathie avec l'acteur, le personnage joué par l'acteur ou les deux ? S'agit-il dans ce cas d'empathie ou d'identification ? Autant de questions que ce conférencier a préféré laisser ouvertes.

Georges Jovelet a également exploré la dimension esthétique dans sa contribution mais se décale des précédents intervenants. Il souligne en effet que les mécanismes à l'oeuvre dans la création artistique, et notamment dans l'art contemporain, poussent davantage l'artiste à la recherche de ce qu'il peut reconnaître de vérité dans son oeuvre qu'à susciter une émotion esthétique chez le spectateur, de sorte que la position du spectateur se trouve de ce fait décalée vers une évaluation éthique de la démarche artistique, ce qui ne peut se superposer à une position empathique.

Le point de vue phénoménologique devait être développé par Nathalie Depraz qui n'a pas pu se libérer pour assister à ce colloque. Ce courant théorique était cependant également représenté par Pierre-Paul Lacas, notamment la phénoménologie de Husserl ainsi que de sa disciple Edith Stein. Pierre-Paul Lacas a proposé une conférence mettant en évidence comment Gisela Pankow s'était appuyée sur les travaux d'Edith Stein pour construire le concept de Mitleiblichkeit à partir de la notion plus classique d'Einfühlung.

Au-delà des interventions, il semble que ce colloque a été l'occasion de constater à plusieurs reprises au cours des discussions un accord entre le développement des neurosciences et la phénoménologie dans la représentation d'autrui. Plus précisément, le fait que la perception de l'autre se fonde en fait sur une activité motrice au niveau cérébral semble faire écho à la notion d'« intentionnalité » qui est au coeur de la conception phénoménologique.

La tradition phénoménologique était également illustrée par la contribution de Didier Austry et Eve Berger qui ont développé pour nous la distinction fondamentale entre les termes de « Korper », c'està-dire le corps dans son aspect objectivable et de « Leib », le corps vivant, que l'on traduit plus volontiers par « chair » en français, et qui est l'objet de l'Einfühlung.

Enfin Bernard Pachoud s'est également inscrit dans cette ligne de pensée et nous a présenté la théorie de la reconnaissance d'Axel Honnet qui, dépliée en trois niveaux (affectif, juridique et investissement personnel) propose non seulement un modèle explicatif de l'empathie, intriquant à la fois des aspects cognitifs et affectifs, mais offre surtout des perspectives cliniques et éthiques sur lesquelles il faudra revenir plus loin.

Entre neurosciences et psychologie, il faut faire une mention particulière des travaux de Colwyn Trevarthen. S'intéressant aux relations précoces mère-enfant, il a présenté une conférence de plus de trois heures , et en français, dans laquelle il expose comment il a pu mettre en évidence le fait que le self se constitue beaucoup plus tôt que l'on ne le pense généralement, dès six semaines, et surtout l'existence dès cet âge de proto-conversations mère enfant qui se déroulent de manière très structurée avec une introduction, un développement, une acmé et une résolution. Le point le plus important est que ces proto-conversations peuvent être transmodales, ce qui démontre qu'il ne s'agit pas là que de simples mécanismes de contagion émotionnelle. Colwyn Trevarthen a également longuement développé les mécanismes d'ajustement entre la mère et l'enfant, montrant que certaines modifications mélodiques de la parole maternelle signent la dépression maternelle et de quelle manière l'enfant réagit à ces modifications. Ces travaux ouvrent donc des perspectives tout à fait passionnantes sur les ressorts de l'empathie.

La psychanalyse était également bien représentée au cours de ce colloque bien que, selon R. Roussillon, la question de l'empathie a été peu travaillée dans le cadre de cette discipline. Ainsi, Joëlle Rochette a exposé que les concepts freudiens d'attention, d'investissement, de compréhension mutuelle permettent d'articuler la psychanalyse avec les travaux des neurosciences.

De son côté René Roussillon a repris Winicott en proposant de considérer que l'empathie était ce qui caractérise la position de « mère suffisamment bonne ». Son intervention a essentiellement consisté à rappeler que l'enfant est équipé d'une représentation du pré-maternel qui le pousse à interagir avec sa mère et que les interactions mère enfant visent un accordage que l'enfant doit pouvoir trouver quand il le sollicite. En écho aux travaux de Colwyn Trevarthen, il a souligné l'importance du travail d'ajustement entre le bébé et sa mère pour parvenir à cet accordage.

Nicolas Georgieff a rappelé que Widlöcher s'est intéressé à la question de l'empathie et que ce dernier distingue deux formes d'empathie : l'empathie constituante, c'est-à-dire l'adhésion au monde de l'autre, et l'empathie locale qui correspond à la mise en commun d'un affect.

Pour Nicolas Georgieff, cette distinction recoupe en partie la distinction entre empathie cognitive et affective de Decety. Il a également insisté sur la réciprocité de l'empathie, qu'il trouve trop négligée par les neurosciences, tout en admettant qu'il demeure difficile de distinguer l'empathie pour autrui de l'empathie pour soi.

Enfin Serge Tisseron nous a proposé une modélisation de l'empathie extrêmement élaborée, distinguant et articulant plusieurs niveaux d'empathie : tout d'abord l'empathie directe qui consiste à reconnaître l'autre comme humain ; puis l'empathie réciproque, c'est-à-dire accepter que l'autre se mette à ma place ; enfin l'empathie extériorisante qui se distingue des précédentes par le fait d'accepter que l'autre m'apprenne quelque chose sur moi-même. Outre le fait que cette théorisation soit extrêmement développée, cette intervention avait l'intérêt de discuter les buts de l'empathie ainsi que les obstacles qui la menacent.

Au-delà de l'intérêt propre de chaque intervention, il est sans doute important de souligner que les contributions se référant à la psychanalyse ont toutes cherché à s'articuler aux avancées des neurosciences. Ce colloque est donc aussi l'occasion de faire un pas de plus dans le rapprochement entre sciences fondamentales et psychanalyse que l'on voit s'amorcer depuis quelque temps.

La dernière discipline invitée dans ce colloque était l'économie qui propose un modèle explicatif de l'empathie, du moins sur son versant cognitif, qui fait écho à certains aspects de la théorie de la reconnaissance d'Axel Honnet. Pour Stefan Collignon, l'empathie est liée à la nécessité que chacun reconnaisse l'autre comme libre et égal à lui-même dans une société moderne, par opposition à une société traditionnelle dans laquelle les rapports entre les membres sont réglés de manière hiérarchique et les préoccupations de chacun sont entièrement tournées vers la société.

L'empathie est donc indispensable à la survie d'une telle société. Elle s'actualise dans la capacité de passer les contrats librement entre individus égauxen droit. Ici encore, cette conception de l'empathie appelle des développements sur le plan éthique sur lesquels il convient de revenir.

Pour conclure cette première partie consacrée à la définition et aux limites de la notion d'empathie, que peut-on retenir de ces diverses interventions ?

Les points suivants semblent faire l'objet d'un consensus entre tous les intervenants : l'empathie suppose la constitution préalable d'un soi (self) ; elle consiste avant tout dans la capacité de changer de point de vue ; elle se distingue de la sympathie par la possibilité de se distancier de la contagion émotionnelle ; elle suppose une réciprocité, même si cette dernière est asymétrique ; enfin elle est une intentionnalité, c'est-à-dire que l'empathie est avant tout une intention d'ajustement à la position de l'autre, ce qui signifie qu'elle peut aussi être suspendue.

Alain Berthoz a invité les participants à ce colloque à abandonner le terme d'empathie pour celui de « parcours empathiques ». Cela correspondrait sans doute plus à la réalité tant les mécanismes sur lesquels repose l'empathie s'avèrent complexes. Toutefois, un concept flou encourage une recherche interdisciplinaire qui peut s'avérer à terme plus féconde que si chaque discipline se donne un objet distinct, réduit à ses seules méthodes de recherche. C'est pourquoi il a été décidé de maintenir le terme d'empathie.

Une seconde dimension des travaux a été constituée par des communications cliniques mettant en évidence le rôle central de l'empathie dans la prise en charge des certains patients. Il est impossible de les résumer ici et l'on se contentera d'en citer les auteurs. Il s'agit de Chantal Lheureux-Davidse, psychanalyste, d'Eve Berger, fasciathérapeute, une technique théorisée dans le champ de la phénoménologie, enfin de Bernard Odier, psychiatre, psychanalyste.

Sur un plan plus théorique, nombre d'interventions déjà citées s'articulent aux questions cliniques. Ainsi, Jacques Hochmann a souligné l'importance dans la pratique clinique de la distinction proposée par Karl Jaspers entre erklären et verstehen, ce dernier terme renvoyant à une attitude empathique.

Comme cela a déjà été dit, il a également abondamment commenté les apports de Sandor Ferenczi, Carl Rodgers, et plus récemment de Heinz Kohut. Nicolas Georgieff a largement insisté sur le fait que l'empathie est un facteur de transformation dans le cadre des soins. Georges Jovelet a quant à lui décrit de manière très précise dans son intervention les modifications de l'empathie dans différents tableaux cliniques. La théorie de la reconnaissance d'Axel Honnet s'articule à de nombreuses situations cliniques. Les effets dévastateurs du défaut de reconnaissance dans les organisations sociales contemporaines ont été évoqués à plusieurs reprises. Enfin les apports des recherches sur l'empathie dans la prise en charge de l'intime ont été illustrés par l'exposé de Laurent Danon-Boileau, spécialiste de linguistique.

A défaut de pouvoir développer plus largement ici les questions cliniques qui traversaient toutes les interventions, et plus encore les débats qui suivaient ces interventions, ce qui en rend le compte rendu pratiquement impossible, il convient de revenir dans une troisième partie sur les aspects éthiques et sociaux des travaux de ce colloque. Divers problèmes éthiques ont en effet été discutés dans ce colloque à propos de l'empathie. Ils ne peuvent bien sûr être formulés que sous forme de questions qui restent ouvertes et sans réponse définitive.

Tout d'abord le respect de l'intimité de l'autre pose la question des limites de l'empathie. Jusqu'où peut-elle aller ? Le sentiment général convergeait sur le principe que l'empathie doit céder le pas devant le droit à l'intimité de chacun.

L'empathie ouvre également la question de la possibilité de manipulation en ce sens que, puisque l'empathie donne une connaissance sur l'autre, cette connaissance peut être source d'un pouvoir institué contre l'autre. Cette question s'articule aussi à la question de l'empathie ressentie par le bourreau envers sa victime et, réciproquement, de la victime envers son bourreau (syndrome de Stockholm).

Corrélativement il semble évident que l'empathie n'est pas nécessairement « bonne ». Faut-il introduire le terme de negempathie à côté du terme empathie, sur le modèle du couple sympathie/ antipathie ?

Une question qui est beaucoup revenue dans les débats est de savoir si l'empathie spécifie l'être humain. Jean Oureib a présenté à ce sujet une remarquable intervention qui mettait en évidence le fait qu'il s'agit là d'un thème récurrent de la littérature et du cinéma de science-fiction, l'empathie étant généralement présentée comme le propre de l'homme, permettant même de discriminer les humains parmi les androïdes de toutes sortes.

Pour Serge Tisseron, il semblerait que ce soit plutôt le fait de pouvoir suspendre l'empathie qui spécifie l'humain.

Enfin Alain Berthoz, qui estime que la capacité de se mettre à la place de l'autre est en place à partir de 7 ans, considère qu'il importe d'éduquer au changement de point de vue les enfants de 7 à 12 ans, faute de quoi ils conserveront toute leur vie les croyances qu'ils avaient auparavant. Pour Alain Berthoz, il y a là la possibilité d'une véritable prévention du fanatisme, ou à défaut d'une instauration du fanatisme si l'on néglige cette éducation.

D'autres questions se posent sur le plan social. Ainsi, la théorie de la reconnaissance d'Axel Honnet pose de nombreux problèmes. Que penser des organisations sociales qui visent, notamment dans le travail, à priver délibérément les employés de toute possibilité de reconnaissance alors que cette théorie démontre que cela ne peut que les mettre à mal ?

La vision de l'empathie proposée par l'économie ne va pas non plus sans poser question. En effet, si l'empathie est indispensable au fait qu'une société se règle sur les valeurs de liberté et d'égalité, ne va t-on pas vers une « société de l'empathie » (cf. Rifkin). Les débats sur cette question ont fait apparaître deux craintes principales qui touchent toutes deux à notre conception de l'être humain : d'une part la réduction du sujet à un homo economicus, un thème qu'Alain Caillé, a développé dans son intervention ; d'autre part ne glisse-t-on pas vers une réduction de la vie psychique aux processus empathiques en évinçant toute perspective de conflictualité inconsciente, au risque de négliger les apports de la psychanalyse ?

Enfin, l'une des questions les plus fondamentales a été énoncée par Georges Jovelet dans son intervention. L'émergence de l'importance prise par le concept d'empathie ne doit pas nous exonérer de nous interroger sur ce qu'elle cache. En d'autres termes, la place sans cesse plus importante prise par cette notion n'est-elle pas au service d'une entreprise de simplification abusive de l'intersubjectivité visant à réifier toujours plus l'être humain ?

Il y aurait certes encore beaucoup à dire tant les communications comme les débats tout au long de ce colloque ont été riches mais ces quelques lignes rendent compte de l'essentiel et il ne semble pas excessif de prétendre que le travail réalisé au cours de cette semaine de colloque peut être considéré comme exemplaire de ce qu'est une psychiatrie vivante. En effet, puisque la psychiatrie se distingue d'autres disciplines médicales du fait que ses pratiques ne se réfèrent pas à une théorie unique du fonctionnement psychique, elle doit pour demeurer vivante s'appuyer sur une diversité de modèles théoriques.

Mais, pour y parvenir, elle doit se garder de deux écueils. Le premier, le plus évident, consisterait à vouloir uniformiser les pratiques indépendamment de leurs références à des modèles théoriques. Cette attitude conduit mécaniquement à évincer les modèles théoriques qui fondent des pratiques se prêtant moins bien que d'autres à des procédures d'évaluation objectivante, ce qui entraîne un appauvrissement dramatique de la théorisation dans notre discipline. C'est pourtant un danger très actuel tant la demande sociale de standardisation des soins est forte en ce moment.

Le second écueil, plus pernicieux concerne les psychiatres eux-mêmes. S'il est évidemment légitime que chaque psychiatre se réfère préférentiellement à un modèle théorique plutôt qu'à un autre, d'abord pour des raisons touchant à sa propre formation, mais aussi au regard du public qu'il prend en charge ainsi que tout simplement qu'une pratique de qualité suppose sans doute une certaine orientation, voire une spécialisation, il serait en revanche très dangereux que la psychiatrie en tant que discipline mette elle-même les modèles en concurrence dans le but d'en évacuer certains.

L'Association Mondiale de Psychiatrie, qui devrait être garante de la diversité des modèles théoriques au sein de notre discipline, se montre malheureusement assez décevante sur ce point depuis quelques années. Il est donc symboliquement de la plus haute importance que ce soit précisément les associations françaises de psychiatrie les plus engagées au sein de l'association mondiale, dont l'AFPEP, qui aient pris l'initiative d'organiser ce colloque international afin de démontrer que la possibilité d'un travail interdisciplinaire en psychiatrie, dans le respect des positions théoriques de chacun, demeure non seulement possible mais incontestablement fécond.

Il faut aussi dire un mot de la vie à Cerisy-la-Salle. Cette vie communautaire, fondée sur l'engagement de chacun de sacrifier ses occupations durant une semaine pour se retirer dans le bocage normand dans le seul but de se consacrer à la réflexion collective. Cette vie très ritualisée par les coutumes de Cerisy, qui déroutent au début, mais dont on se rend pourtant très vite compte qu'elles soutiennent très efficacement le groupe dans son travail. Ce cadre hors du temps, confortable certes mais néanmoins austère, dans lequel téléphoner ou consulter ses messages sur Internet devient un effort, cette rupture radicale de l'agitation mondaine, tout cela produit sur chaque participant qui joue le jeu et demeure durant toute la durée du colloque des effets qui font de la participation à un colloque à Cerisy une expérience très particulière mais salutaire, comme un refuge d'humanité, un point fixe dans le tourbillon du monde...



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