Prédire... la classe !
Prédire la classe future (« délinquant ») d’un sujet en devenir, voilà bien le drôle de traitement politique actuel décidé, traitement auquel les psychiatres (comme d’autres intervenants du champ médico-social de l’enfance) sont invités à participer. Ce traitement s’envisage dans le cadre d’un vaste et ambitieux programme de prophylaxie de la délinquance par le biais d’une étape de dépistage des troubles du comportement chez l’enfant puis d’une étape de prise en charge de ces troubles visant leur éradication, l’ensemble s’intégrant dans les termes d’une démarche précoce. Le diagnostic, le pronostic, le traitement, la prévention ne sont pas des questions neuves pour les psychiatres. Pour nous, en tant que médecins, ces questions constituent même les fondements de notre démarche hippocratique, une discipline rigoureuse, certes ancestrale, mais dont l’un des soucis majeurs réside tout de même dans la tentative de se débarrasser de la crédulité et de la bêtise de la période antérieure dite de l’anté-médecine.
L’air de rien, il ne s’agit pas aujourd’hui d’une réforme, mais d’une rupture historique majeure qui consiste, dorénavant, à faire sortir ces fondamentaux du champ médical pour en faire commerce d’import ou d’export, selon l’humeur du moment, dans différents autres champs, social, politique, gestionnaire, marchand.
Dans le champ social, le traitement du trouble ne manque pas de s’exprimer en une plainte d’insécurité à l’adresse des dirigeants.
Dans le champ politique actuel confronté au désordre lié à la chute du référentiel collectif, les questions se traitent par la recherche du référentiel permettant d’ordonner la cohésion d’un ensemble. Faute de l’ensemble des ensembles, c’est une logique de tel ensemble contre tel ensemble qui va primer dans une relation binaire d’appui et d’opposition. L’unité des ensembles peut dès lors s’obtenir par la simple exclusion d’un des ensembles, calcul (mais lequel ?) en renfort. C’est le fameux fantasme de la fin, fin des malentendus et mésententes dans une heureuse harmonie enfin obtenue et un repos susceptible de s’éterniser. Peu importe d’ailleurs, comme l’histoire nous l’enseigne, si ce parfait accord s’avère meurtrier car la fin de la discorde par cette voie sonne souvent le glas de la culpabilité et du sentiment de responsabilité. Dont acte et avis aux amateurs de la bascule du traitement médical dans la logique catégorielle du traitement politique.
Le champ gestionnaire garde une vision plus simple du traitement : arrêt des comptes, crédit, débit, circulation des fonds, bilan. Doit-on considérer, à ce propos, le trou comme relevant du champ comptable ? Ou bien sommes-nous déjà dans le champ interprétatif ou « complexe » du mythe ?
Dans le champ marchand - le champ universitaire psychiatrique lui ayant offert sa place - il n’y a pas de problème. Le nouveau plan de prévention s’avère sans nul doute cohérent à sa logique de recherche incessante de nouveaux marchés.
Et si nous arrêtions de déconner.
Et si chacun retournait à sa place à l’intérieur de son champ. Un débat pourrait alors reprendre entre les différents discours malgré les discords de leurs intérêts divergents, nous permettant au moins de circonscrire les impossibles.
Alors, en Psychiatrie, pourrions-nous reprendre les légitimes questions posées dans les autres champs, tout en nous interpellant sur les risques de dérive hégémonique. Par exemple celle qui consiste à traiter comme une classe des sujets de faits particuliers présentant des manifestations symptomatiques à écouter, à entendre, à repérer logiquement et à traiter dans une rencontre singulière.
Prédire, pour un sujet qui s’y laisse avoir et ne s’en défend pas (par exemple pour toute personne paumée, à la recherche d’un qualificatif), ne laisse à ce malheureux ni la possibilité de dire ou d’acter quoique ce soit, c’est-à-dire le prive à coup sûr de son libre-arbitre, de sa possibilité de désir et de sa responsabilité. Cela garantit de le rendre fou et l’immunise d’emblée de la capacité à reconnaître son éventuelle faute.
Serait-ce ce qui est souhaité ou souhaitable ?
Pierre Coërchon