L'exclusion. La marque du contrôle !
Le progrès nous confronte à une déferlante d’images, d’informations qui pourrait nous faire croire à un lien social plus grand voire renforcé.
Mais nous sommes pris dans le paradoxe d’une pseudo-intimité qui ne dit rien, d’une dominante de la communication sur la réalité de l’échange et surtout le mythe de l’individualisme aux dépens du lien social.
On assiste à un triomphe sans partage de l’économie de marché et à un discours gestionnaire envahissant tous les champs de l’existence. Il n’est plus question d’idéologie mais de savoir, savoir gérer sa santé, son avenir, sa vie en référence à des normes, à un savoir unifié qui se veut comme une culture dominante et labellisée.
Pensée unique qui se veut efficace, qui nous aspire dans un fonctionnement de gestion, de technologie et qui nous met en difficulté de par son hégémonie et son pouvoir d’attraction.
Qu’en est-il dans le domaine de la psychiatrie de cette quête en technologie, de ces glissements sémantiques pour s’inscrire dans les classifications et de ce désir de transparence qui entretient le règne de la norme et du protocole ?
Technologie et psychiatrie : ne s’agit-il pas de liaisons dangereuses ?
Jamais il n’y a eu autant de progrès scientifiques en si peu de temps avec des conséquences thérapeutiques et une amélioration notable de la vie des patients. La psychiatrie comme toutes les autres spécialités médicales est confrontée à cette évolution avec une orientation du côté de la technologie. L’impératif technique déroule ses protocoles, ses examens, ses expériences, en un mot sa recherche pour un bien-être apparent et sélectif.
Tout cela se veut comme une approche objectivante et rationnelle des technologies, paradigme « d’une certaine idéalisation de la réalité » réduisant tout à ses composantes physico-chimiques, avec un rejet de la complexité.
Pour ce qui concerne la psychiatrie, cette biotechnologisation va l’amener sur un chemin ultra-compartimenté. Elle se retrouve représentée dans une dimension pathologie par pathologie quand ce n’est pas comportement par comportement notamment pour la dangerosité comme le préconisent certains. Ce fonctionnement repose sur un discours vide de toute trace d’interlocutivité avec comme caractéristique de rejeter le sujet hors de son champ pour produire du savoir et une norme applicable à tous moments.
Nouvelle morale, cadrant la pensée d’une option sécuritaire, là où elle devrait au contraire s’appuyer sur l’observation clinique et la responsabilité du passage, véritable cadre d’humanisation de notre travail.
Royaume du scientisme et de son application technologique où le savoir passe de façon de plus en plus fréquente par le carcan expertal de professionnels déliés de leur filiation représentative et de leurs pairs, sollicités pour donner la preuve et soutenir la politique du prince. Il suffit pour s’en persuader de voir ce qui se passe en pédopsychiatrie, avec toutes ces consultations où l’on voit se déployer une kyrielle de bilans avec une recherche tous azimuts d’un étayage scientifique pour une stratégie ciblée.
Errances, imposées aux jeunes et à leurs familles qui s’appuient sur des positions d’experts et des sachants de tous poils !
L’insoutenable perplexité théorique se transforme en une hyperactivité de stratégies et de recherches.
Dans cette perte de repères, cette mouvance actuelle on est interpellé par une quête de la vérité, d’un Autre qui ne trompe pas. Cette « science » apparaît alors comme celle qui maintient une exigence du vrai et le « social » mais aussi le « médical » deviennent hypersensibles aux sirènes du scientisme ambiant. À quoi bon échanger entre humains, si la science dit la vérité, la parole ne vaut plus rien, seul compte la voix des experts.
Par cette visée technologisante, la pédopsychiatrie actuellement dit sa défiance de la parole et sa récusation du symbolique.
De plus tout cela s’inscrit dans le réseau de santé mentale, grand fourre-tout hygiéniste qui veut fonctionner au moindre coût.
Tout ce qui sera à la marge et qui ne rentrera pas dans les normes va se retrouver en difficulté voire exclue. Les problématiques sont remplacées par des énumérations, sans aucune dialectique et on parle alors de jeunes qui ne rentrent pas dans les cases mais que l’on répertorie pour mieux les cibler.
Qu’en est-il dans notre secteur de tous ces jeunes qui ne trouvent pas de place et errent de consultation en consultation voire de période d’observation en période d’essai. Pour certains, il est posé le diagnostic de psychose déficitaire, mais ils sont trop psychotiques pour beaucoup d’IME, trop déficitaires et pas assez « évolutifs » pour continuer en hôpital de jour et de plus ils dépassent la limite de l’âge…
Que faire de ces jeunes qui n’ont pas de places ou qu’on ne veut pas ou bien qui ne rentrent pas dans les normes du plan de santé mentale…
Que dire de ces « nouvelles populations », cas impossible qui embête tout le monde et qui se met toujours au lieu même où ça craque…
Des jeunes qui bouleversent le dehors et le dedans, jouant les notions de frontières, provoquant les frontières et faisant sauter les repères institutionnels.
Dérèglement d’un système institutionnel ainsi mis à l’épreuve avec aussi la rupture entre l’éducateur nourri par le tissage patient de liens, et le politique qui veut une réponse immédiatement visible et lui impose une obligation de résultat.
Ce rappel de la complexité a fait que les « progrès » de la biotechnologisation se sont trouvés rapidement limités.
Il s’est agi alors pour réagir à cette problématique de redéfinir la clinique en fonction de la diversité des stratégies thérapeutiques. Dans cette approche d’ajustement de la nosographie, on a « démembré » la clinique en symptômes identifiés, repérables et candidats à la pharmacopée ou à tous autres marqueurs biologiques. Le fait de « démembrer » la clinique pour son « bien-être », pour mieux démontrer son efficacité modifie les approches, la méthode et on n’aborde plus la clinique en termes de sujet mais en termes de maladies à traiter, de maladies en attente, de stratégies à adapter et à renouveler. Cette parcellisation, cette fragmentation de la maladie en termes de symptômes et de troubles, fausse ou plutôt oriente le débat…
Le glissement sémantique entre patient et usager est caractéristique d’une bascule qui ramène le sujet à un objet d’évaluation reproductible à merci…
Dans ce contexte de normes, de stratégies thérapeutiques protocolarisées, on met en place un savoir qui fait force de loi. Pour se convaincre il suffit de lire le rapport de l’INSERM sur la prévention et le bilan à 36 mois et la création d’un système de détection de signes de délinquance dès la crèche. Cette expertise compile, additionne des signes de comportement déviants, des troubles, des symptômes en référence à des critères statistiques de temporalité et d'aggravation.
Dans le domaine de la prévention il y a toujours un risque que cette dite prévention aboutisse à produire ce qu'on veut prévenir.
Dans le cas qui nous concerne on ne ramène alors plus l'enfant qu'aux facteurs de risques qui finissent par le représenter complètement et à devenir finalement son destin.
L’inconsistance, la nocivité et les dérives de ce rapport sont tellement manifestes qu’on ne peut que s’inquiéter et s’alarmer sur le fait même de sa parution avec une caution « scientifique ». Cela représente le début d’une nouvelle morale qui met à distance une réflexion éthique et vient gommer tout débat, toute contradiction pour laisser la place à l’expert savant, qui n’est plus le clinicien qui a fait sa preuve mais le supposé savant qui sait la preuve et décide de ce qui est conforme.
On assiste ainsi à une pratique sans la clinique qui devient un acte lié à un savoir qui ne questionne plus l’éthique et qui devient l’instrument d’un Autre (science, politique, marché). Les normes du bon soin n’auront plus qu’à se mettre à régenter la diversité, souvent tragique, toujours humaine de notre pratique enrobée du prestige de ce « scientisme » mais dans un champ dévasté, en ruine et avec un rôle de collaborateur qui ne fera que renforcer la fabrique des exclus.
On perçoit que le moteur qui sous-tend toutes ces démarches, le critère opérant est de nature budgétaire et les protocoles de dépistages s’inscrivent dans ce schème qui est de faire au moindre coût et avec le moins de risque.
L’éclatement, le morcellement de la psychiatrie, a été la première étape de la destruction bien avant la reprise en main par le contrôle et les « zévaluateurs » en tout genre. Maintenant l’obsession calculatrice s’est emparée de tout le champ du soin avec le maître étalon qu’est l’évaluation qui répertorie et classifie en fonction des normes repérables et standardisées. Tout cela pour baliser et redistribuer le marché de la santé mentale et ainsi la planifier et la contrôler ainsi que tous les comportements sociaux et individuels.
« Le regard qui voit est un regard qui domine », la visibilité est un piège et ce désir de transparence est un leurre mais aussi un assujettissement.
Foucault rappelle dans « Surveiller et punir » le tour de force de cette relation fictive qui se referme sur celui qui, se croyant toujours vu, finit par intérioriser la surveillance et en prend inconsciemment le relais.
L’homme doit se donner les moyens de sa liberté ; « Mieux vaut une liberté dangereuse qu’une servitude tranquille ».
Il faut que chaque individu puisse participer pour maintenir et améliorer nos systèmes de soins et de protection sociale. Notre défi repose sur notre capacité à une mobilisation politique de tous et la prise en compte des approches des plus défavorisés qui sont les premiers concernés. En ne permettant pas à chacun de participer, de décider et donc d’essayer d’être responsable, maître de ce qui le touche de près ou de loin, on le met en position d’exclu.
Comme le rappelle Karl Hauffen, l’individualisme moderne n’est pas une incidence, il a été organisé et planifié pour que les individus ne puissent se regrouper librement et s’entraider mutuellement.
Nous sommes dans une ère de postmodernité individualiste où toute véritable communauté, avec un sentiment d’identité et de solidarité, semble avoir disparu ou avoir subi le discrédit. Mais cette absence laisse les élites technocratiques sans contre-pouvoir susceptible d’endiguer leurs velléités de contrôle des esprits et d’ingérence sociale. L’émancipation individuelle consolide la domination de la technostructure et elle aboutit à ce paradoxe ; jamais les hommes n’auront été à la fois aussi bien portants et aussi malheureux.
Pour conclure et pour nous rappeler nos responsabilités, je citerai Thucydide : « Un citoyen qui ne fait pas de politique est un citoyen tranquille, mais un citoyen inutile ».
Marc Maximin
Marseille