Le diagnostic comme zone gâchette

Patrice Charbit
Retour au sommaire - BIPP n° 46 - Novembre 2006

S’il s’agissait d’établir une grille selon les concepts neurobiologiques, les choses seraient simples : un savoir, une pseudoscience qui produit des handicapés et des standards dont le partenaire est représenté par les biens de consommation. Plus carré, tu meurs. Il ne s’agit que d’éléments aisément repérables.

Notre opération, la psychiatrique, est beaucoup plus complexe. Elle se situe à un carrefour. Celui-ci est historique et structural. La psychiatrie moderne consiste, depuis les années 50, en une alliance entre le médico-social, les médicaments psychotropes, la psychanalyse et un humanisme citoyen issu de la gauche et de la résistance dans un contexte républicain. Sur le plan structural, le carrefour psychiatrique devrait pouvoir se lire selon une grille qui aurait un pied dans la médecine et l’autre dans les sciences humaines ; mais il serait hautement regrettable de ne pouvoir identifier ce qui constitue la spécificité de notre matière. En quoi consiste la spécificité de la psychiatrie ? Nous pouvons avancer qu’il s’agit du mélange de décisions ouvertement politiques, médicales et de l’opération psychanalytique. L’histoire de la psychiatrie vient souligner la dette de la psychanalyse à son égard, et comment oublier la dette de la psychiatrie envers la Révolution française ? Le centre de toute cette affaire est donc le principe d’égalité avec toute l'ambiguïté « humaniste » qu’elle comporte. Une grille opérante serait donc celle qui permettrait de repérer ces éléments dans une observation.

Avec le DSM, faire un diagnostic est un déclenchement de soins. C’est l’imposition d’une réponse avant même que la question ne soit posée. Les conséquences économiques de cette protocolarisation des soins sont grandes. Déclencher la machine au moindre soupçon peut s’avérer coûteux. En psychiatrie, le diagnostic est une impasse. Faire un diagnostic correspond déjà à entrer dans un discours médical alors qu’il ne s’agit que de n’avoir qu’un pied dedans. Quelle différence entre le discours médical et le discours psychiatrique ?

Médecine :

- La phase diagnostique correspond au discours du maître, des représentations sont organisées par le savoir, ce qui produit l’objet maladie dans la plus grande ignorance du sujet.

- La phase thérapeutique est purement universitaire ; faire correspondre un bien au savoir, ce qui produit beaucoup de standardisés.

Psychiatrie :

- Le discours de maîtrise, le diagnostic, s’orientent vers le politique ; la monomanie servait plus à combattre l’institution judiciaire qu’à définir le malade.

- La psychiatrie s’hystérise devant la violence de l’idéologie neurobiologique, s’excite, a ses vapeurs.

- Le discours analytique y a toute sa place dans la dimension heuristique et de dévoilement (production de S1), dans son démarrage à partir de l’objet, dans sa façon de mettre de côté le savoir établi, dans la place donnée à la subjectivation, dans la dimension d’invention.

- L’engagement du psychiatre : dans le soin ou dans l’être là. Ce qui implique une personnalisation du soin qui n’a rien à voir avec le déclenchement d’une thérapeutique après titillement d’une zone gâchette type DSM.

- La psychiatrie existe-t-elle sans l’éthique ? Il y a quelque chose qui déconne grave dans l’humanisme lui-même. Humanisme comme religion et idéologie. Pourquoi le principe d’égalité fonctionne-t-il alors qu’il est parfaitement faux ? La folie vient contrecarrer le projet humaniste. La folie comme hors raison est une impasse, c’est pourtant le projet républicain. Le sujet républicain est celui de la raison, Pinel ne reconnaît que celui-là. Le sujet de la folie est à la limite celui de la passion. La folie comme handicap est la suite logique de cette histoire, dans toute son horreur. L’État comme deuxième chance après les aléas familiaux, ce n’est pas l’égalité mais une tentative de sortir du destin. C’est ça qui a fonctionné. La folie remet à sa place, c’est-à-dire au placard, le standard et l’équation des lumières elle-même.

Patrice Charbit
Paris


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