Informatique et psychiatrie

Jean-Jacques Xambo
Retour au sommaire - BIPP n° 39 - Octobre 2004

L'apparition d'outils informatiques dans la recherche et surtout au quotidien du soin en psychiatrie invite à une réflexion sur les notions modernes extensives de communication et d'information.

Qu'est-ce que parler (ou écrire) veut dire ? À qui ? Comment ? Qu'est-ce que communiquer ? Qu'est-ce que manier l'image ? La rencontre intersubjective se réduit-elle à l'automatique d'une transcription, donc à un partage d'informations sérielles. Où à y tendre on ferait fi d'un "en-corp" de l'existence et du langage humain.

En quoi l'outil automatisé peut-il favoriser ou faire obstacle à une rencontre ? Le langage humain existe-t-il hors son incarnation et son effectuation inter-humaine?

L'informatique n'a pas inventé, ni réinventé, l'écriture ou l'image mais elle en étend et en disperse les effets et en modifie les moyens.

Comment dès lors diffuser une information et à qui ?

Écrire ou diffuser la même lettre à cent personnes, hors informatique, réclame un temps et un coût matériel concret qui limitent de fait cette diffusion et impose un choix restreint de destinataires. La correspondance manuscrite invite plus aussi à envoyer à chacun plusieurs lettres personnelles si on en a le loisir du temps.

Sous informatique, le "un par un" de la diffusion manuscrite reste-t-il applicable à un travail de masse ?

L'outil informatique, dont c'est la vocation même, permet une diffusion extensive des données instantanément, en pouvant même se passer d'un support matériel : cette potentialité de l'outil nécessite donc une réflexion préalable (et agit sous forme d'un protocole concret de fonctionnement) pour gérer de façon délibérée à qui doit s'adresser l'information en question, à qui elle doit être inaccessible. Et ce choix doit pouvoir être lié spécifiquement à chaque type de donnée à un instant défini en tenant compte du but poursuivi. Le chaînement des liens ainsi établis en connexion doit donc être formalisé au préalable grâce à une réflexion sur les effets pragmatiques de cette communication avant qu'elle soit instantanément et extensivement agi.

On voit ici les liens avec la question du secret professionnel médical qui impose de protéger la confidentialité des données médicales, biographiques ou subjectives pour protéger l'intimité du patient voire sa "sécurité sociale". Cette question n'est pas en elle-même spécifique de l'informatique, puisqu'elle a pu apparaître à propos du carnet de santé ou du dossier de soin, mais elle pourrait s'y caricaturer par le croisement instantané possible de différents fichiers même éloignés.

Bien sûr les autorités de tutelle et de gestion comptable interviennent de façon plus ou moins éthique dans cette confidentialité : n'a-t'on pas vu proposer récemment qu'au regard de la gestion des coûts de santé, la notion de secret doive devenir subsidiaire voire quasi-obsolète ?

Si on parle de partage d'information, qu'est-ce qu'une information ? Elle se définit parfois plus en psychiatrie par le lien de son échange et par ses effets communicationnels et pragmatiques que par son contenu même :

- l'intolérance allergique à un médicament est une information dont la diffusion rapide et large est utile, du médecin à l'infirmière ou à la pharmacie, i.e. entre toute personne concourant à la préparation, la délivrance et la surveillance de la prise médicamenteuse. Cette information est discrète au sens mathématique : isolable, transmissible sans perte ou déformation. Elle n'est pas liée à un espace inter-subjectif spécifique d'échange, elle garde le même sens et les mêmes effets pragmatiques pour chaque personne qui en prend acte : elle informe ainsi une seule et même décision concrète qui doit aboutir à une seule et même action dont l'effet et le sens se confondent : ne pas donner le médicament en question à ce patient-là. Ici la disponibilité large et instantanée de l'information par le réseau informatique concourt efficacement à la sécurité du soin. Et ce support induit une efficacité nouvelle à transmette instantanément et indépendamment du lieu de recueil de l'information première : par exemple du médecin généraliste à son confrère hospitalier et inversement, du médecin à tout soignant et inversement.

- par contre le recueil d'une donnée biographique sensible (par exemple "avoir subi un viol dans l'enfance") fonctionnera dans un registre tout différent : car ceci prendra un sens différent et aura des effets tout différents à être utilisée dans un registre causaliste statistique impersonnalisé, ou à être entendue dans son effet de traumatisme confié avec la souffrance subjective qui y est liée et confié à tel interlocuteur spécifique et de confiance avec la honte ou la difficulté même de pensée et de représentation qui y est mêlée le plus souvent. La diffusion de cette "donnée" et son maniement hors du cercle de confiance de l'intime transférentiel où elle prend corps (diffusion comme si c'était une information brute) alimenterait à l'évidence une répétition traumatique en retour vers le patient. La dimension du traumatisme d'être ici pseudo-objectivée en viendrait en fait à être déniée : reconnaître le traumatisme au sens du sujet c'est entendre que le trauma insiste dans l'actuel d'une souffrance psychique solitaire, fomentée depuis et autour d'un fait subi, et non seulement dans l'acte historique daté, et même si ce fait apporte une rupture repérable (ou clairement reconstruite après coup ). Reconnaître médicalement ou même par voie juridique l'acte ou "objectiver" son intensité traumatique ne suffit pas. Enfin les capacités personnelles pour un sujet de suppléance, vicariance ou cicatrisation d'un même trauma réside dans un tissage relationnel et métaphorique, une reconnaissance symbolique de la valeur du lien inter humain qui transcendent et pacifient cet événementiel.

Tu n'as rien vécu (ou tu n'as rien à en dire) si je clos ta subjectivité blessée d'une évidence muette en retour par l'information d'une donnée biographique dûment classée dans une biographie pseudo- événementielle voire dictée comme causale. Soit à dire : tu es produit de ça, objet réifié, passif, non subjectif, imprimé par, marqué et non "parlant".

Le "devenir victime", dûment estampillée et réifiée, mais hors sens et hors parole, s'impose comme figure compassionnelle du tragique contemporain. Je citerai ici, le psychanalyste G. Briole : "Le déplacement du débat du dire d'un sujet à une cause qui lui serait extérieure consiste à exclure toute parole. Aussi est-il essentiel d'envisager une causalité rapportée au sujet et non pas hétérogène à lui et dans ce cas débattu en dehors du sujet lui-même : les neuromédiateurs, la société, la famille, les comportements etc."

Nous savons bien que le travail d'écriture même biographique réside autant dans la durcharbeitung subjective qui la traverse que dans sa seule production de scénarios, même historio-graphiques. En ce sens il n'est de biographie que subjective et d'histoire clinique que reconstruite, au mieux au plus près d'une construction collaboratrice entre patient et thérapeute : montage d'une auto-fiction où le sujet peut à la fois se retrouver se reconnaître, mais aussi fiction à "laisser choir" ensuite, en évitant de s'y laisser aliéner au mirage narcissique d'être soi-même ou seulement produit de son histoire. Ici commence la liberté subjective, la sublimation et la création personnelle, l'aventure du désir.

Il importe de différencier donc les différents niveaux épistémologiques en jeu :

- l'information ou la donnée appartenant au champ scientifique est discrète, repérable, trans-subjective, traçable, quasi monovalente, et cumulable. Son sens et ses effets pragmatiques "informationnels" sont stables et peu soumis à interprétation.

- Le niveau du subjectif et de l'intime met par contre au premier plan la valeur de l'interprétation comme garante du sens : cette interprétation est inséparable d'une tension relationnelle intersubjective, donc d'affects et d'inscriptions corporelles, réelles ou métaphoriques qui ne prennent sens que dans le champ de la relation humaine intersubjective. Les faits eux-mêmes sont là au second plan au profit de leur mise en forme imaginaire, des affects qui leur sont liés, mais aussi d'une inscription mnésique et verbale qui en garantit le vécu d'un sens humain supportable, désirant ou créateur. Enfin la capacité d'un partage emphatique et d'un rehaussement par le langage au sens humain commun est lié à la possibilité de la trace et d'un écart symbolique.

Cette nécessité d'une protection de l'intime à l'intérieur du traitement informatique est à l'inverse des effets pervers de la médiatisation journalistique par ces images-chocs dont on sait actuellement qu'elles font effet sur les victimes de répétition ou d'effraction traumatique, redoublement d'un réel irreprésentable ou obscène : mise à nu et exposition au sens le plus mortifère du corps blessé autant physiquement que dans sa dignité humaine : viande déchirée hors sens et hors dignité symbolique, brutalement expulsée subjecti-vement du discret de la communauté humaine, bannissement hors langage d'un corps réel chosifié, dé-subjectivé, privé de parole et de sens. Ou seulement à s'y reconnaître victime livrée à l'arbitraire absurde d'un bourreau insensé ? L'émergence moderne d'une figure de la victime et son "succès" social paradoxal, s'il a le mérite de ne pas méconnaître la souffrance personnelle réelle dans les situations post-traumatiques est pourtant corollaire d'une désubjectivation, d'un malentendu faisant de la douleur personnelle le produit pur d'un acte extérieur hors de toute représentation personnelle ou trajectoire individuelle. Le succès moderne des classifications descriptives, comportementales et sérielles type CIM 10 ou DSM 4, si elles permettent un échange de recherche moteur et apparemment peu équivoque ne trace-t-il pas le même sillon dangereux ?

Si l'outil informatique doit aider à mieux soigner, souhaitons qu'il reste aussi un lieu discret de recueil du subjectif, un espace transitionnel au sens winnicottien, une aire de jeu ouverte à l'imaginaire, un véhicule passionnant d'échange de connaissances et d'œuvres, donc plutôt le lieu d'une complexité créatrice, et non le cauchemar climatisé d'une novlangue normée et appauvrie. Comme l'interprétation analytique qui connecte signifiant et corporel, trace et histoire, et disjoint et retisse des liens nouveaux déliés de leur fixité névrotique ou de leur répétitif traumatique antérieur, il est vivifiant d'imaginer pouvoir voyager à travers des liens hypertextes qui cheminent à travers le savoir et l'imagination à la découverte de nouvelles constructions humaines.

Jean-Jacques XAMBO
Montpellier

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