Santé publique et psychiatrie libérale

Pierre Cristofari
Retour au sommaire - BIPP n° 39 - Octobre 2004

Très bon exemple d'une mauvaise politique de santé, les discours sur la prévention du suicide.

Discours, mais aussi plans, projets, études, échelles, à coûts variés, mais allant de très élevés à hors de prix.

Avec, en parallèle, la destruction d'un système efficace, éprouvé et peu coûteux, constitué par les psychiatres libéraux et les médecins généralistes.

D'une question fondamentale et fondamentalement mystérieuse(1), on fait un objet d'étude ordinaire, de plan politique consensuel, de discours pseudo-scientifique sans rigueur, de campagne publicitaire sans imagination. On imagine aisément, calqué sur les affligeantes campagnes anti-tabac, un slogan porteur : "le suicide tue".

Prétendre prévenir le suicide comme si on le connaissait est une imposture. Nous ne savons rien sur le suicide, nous ne savons même pas où commence une tentative de suicide. Nous avons quelques idées, mais ceux qui imaginent "dépister" et "prévenir" le suicide, manifestement n'y connaissent rien, encore moins que nous, qui voyons pourtant – tous les jours – des patients suicidaires(2).

La prévention du suicide est bel et bien en place, avant que sa destruction ne se termine : le corps des psychiatres libéraux, appuyé par les médecins généralistes, capables non point d'orienter comme on dit dans les ministères, mais plutôt d'aiguiller l'adolescent bouleversé ou le vieillard désabusé.

De grosses structures lourdes et administrées se mettent en place ; ayant épuisé toutes les ressources budgétaires, on fera ce qui se fait de mieux aujourd'hui : après avoir évalué le patient, son circuit, son devenir, après des réunions en veux-tu en voilà, horizontales et transversales, après s'être répété tout ce qu'on avait pu savoir de ses secrets, de l'école à l'hôpital et du service social au psychologue du travail, on l'adressera au psychiatre du coin, s'il en reste un, pas encore assez épuisé d'avoir lu sur le sujet tant d'âneries...

Ainsi, dans un drame, le suicide, inévaluable, inscrit dans la substance de la vie humaine, on cherche ce qui est mesurable. La tentation du suicide ? Inévaluable. Le désarroi qui y conduit ? Inévaluable. Le risque suicidaire ? Inévaluable. Le suicide du patient, c'est la peur permanente du psychiatre, c'est son pain quotidien : il n'échappe pas à ce qu'est le pain quotidien de sa pratique : inévaluable.

Alors, on compte ce qu'on peut compter : les "TS". Pour les besoins de l'étude on inclura ou non une prise exagérée de somnifères, on comptera ou non un accident de voiture bizarre, on attribuera ou non à la négligence un robinet de gaz ouvert ; bref, on sera dans une démarche hautement scientifique.

On compte ceux qui arrivent aux urgences de l'hôpital, en oubliant ceux que nous avons aidés à ne pas en arriver là... Une pathologie dite légère, d'ici peu, ne nécessitera pas de soins pris en charge par la collectivité. Formidable paradoxe de la conception du panier de soins : pas question de rembourser les soins prodigués à un patient à deux doigts du suicide. Pour qu'ils soient remboursés, il faut qu'il passe à l'acte. Alors même que c'est dans la confidentialité du cabinet du psychiatre que ce patient pourra essayer d'apaiser sa souffrance. À condition de ne pas brader ce secret, qui est la seule arme efficace de la prévention du suicide. Croit-on vraiment qu'un patient y songeant osera se confier s'il se sent pris dans un réseau, sorte d'animal capturé pour avoir commis une mauvaise action ?

La tendance liberticide de notre société a ici de quoi s'exprimer : après le tabac, les bavardages sur les paliers d'immeubles, les foulards dans les collèges, interdisons le suicide...

Nul besoin de plan coûteux, pourtant, pour mener une politique de santé publique efficace : le drame du nombre effarant de suicides réussis en prison est à l'image de cette honte de la république. Améliorer les conditions de détention sera autrement plus efficace que des machins fabriqués de toutes pièces à partir de conversations de bistrot érigées en politiques de santé.

(1) - Grand souvenir que le séminaire de l'AFPEP sur le suicide qu'anima avec toute son expérience et toute sa culture Laurence Roux-Dufort.

(2) - On lira par exemple, en se grattant la tête, l'étude commandée à un cabinet de conseil par la CPAM et la DDASS du Morbihan : triste collage de dogmes infondés, de lieux communs, d'ignorance clinique et d'inculture scientifique.

Pierre Cristofari
Hyères


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