Des relations entre la psychiatrie humaniste et la psychiatrie EBM

Robert Boulloche
Retour au sommaire - BIPP n° 53 - Novembre 2008

Il est clair que la psychiatrie EBM (Evidence Based Medicine) refuse la coexistence pacifique avec la psychiatrie humaniste centrée sur la personne qu’elle tente de disqualifier par tous les moyens.

Quels sont les motifs de cette agressivité ? Quelle est la nature des griefs invoqués ?

La posture la plus évidente de la psychiatrie EBM consiste à se revendiquer comme scientifique, sous-entendant que la psychiatrie centrée sur la personne (CP) ne l’est pas, n’est pas évaluable de façon objective, donc inefficace. Mais la psychiatrie EBM est-elle scientifique ? Certainement d’un point de vue statistique : on peut lui faire confiance pour comparer des cohortes, pour évaluer un traitement standard appliqué en aveugle (doublement si possible) sur des symptômes isolés de leur signification afin que la reproductibilité soit assurée. Il se trouve que la souffrance psychique se constitue à travers l’histoire d’une personne unique dont la trajectoire ne se superpose à aucune autre. C’est cette singularité que se propose d’effacer la psychiatrie EBM au motif qu’elle est incompatible avec la quantification statistique et la reproductibilité. On comprend la difficulté et on s’attend à ce que la psychiatrie EBM nous dise : « Désolé, nous avons nos limites, nous n’avons pas la possibilité de proposer un traitement qui prenne en compte la spécificité de chaque patient, nous sommes obligés de nous baser sur des moyennes. »

Au lieu de cette clarification, qu’entend-t-on ? Le silence. La question de la spécificité est évacuée comme si elle ne se posait pas. Toutes les simplifications exigées par la modélisation statistique, qui impliquent l’abandon de la singularité et du sens au profit de profils interchangeables, sont passées sous silence. Est-ce là un raisonnement scientifique ? Certes non ! Les vrais scientifiques prennent soin de préciser les conditions et les limites de leurs modèles. Nous en sommes loin puisque la question n’est même pas abordée. Se départir de cette élémentaire rigueur signe un positionnement idéologique, même s’il s’avance masqué en tentant de se faire passer pour scientifique afin de couper court à la discussion.

Dans la pratique, les thérapeutes assurent les soins au patient individuellement ou en très petit nombre, les techniques thérapeutiques doivent ainsi être individualisées. La proposition de techniques qui s’adressent à des groupes n’est donc pas adaptée.

Mais revenons un instant aux concepts de base de la psychiatrie EBM. Ces concepts sont purement déterministes, condition nécessaire à la sacro-sainte reproductibilité : la même expérience refaite dans les mêmes conditions doit produire les mêmes résultats. J’ai indiqué ailleurs (BIPP 50) comment le strict déterminisme conduit à une impasse logique. Mais d’autre part, il y a maintenant un siècle que la mécanique quantique nous montre que le déterminisme est borné du côté des particules élémentaires dont le comportement n’est prévisible que statistiquement et non individuellement : la même expérience portant sur une particule élémentaire ne donne jamais les mêmes résultats. Malgré un titre récent, il serait hasardeux de nous identifier aux particules élémentaires. Mais le déterminisme a des limites, même en science.

L’imagerie médicale nous montre les structures cérébrales en activité à l’occasion de tel ou tel comportement ou idéation. Il est possible de stimuler à l’aide d’électrodes ces structures et de provoquer ainsi des sensations aiguës de joie ou de tristesse en fonction de différents paramètres. L’existence de telles structures ne gêne en rien la psychiatrie centrée sur la personne qui reconnaît pleinement la nécessité d’un support matériel aux expressions psychiques. Mais les tenants de la psychiatrie EBM en concluent avoir localisé l’origine de ces sensations et être à même de rectifier un supposé dysfonctionnement de ces structures. Sous une apparence de bon sens, il s’agit là encore d’un positionnement pseudo-scientifique : le terme d’« origine » laisse supposer un circuit linéaire dont le point de départ serait la structure désignée. Il n’en est rien : ces circuits se présentent sous forme de boucles aux multiples entrées et connexions. On en chercherait en vain l’origine car il n’y en a pas. Ainsi une véritable conception scientifique n’est pas compatible avec la vision simpliste et exclusive que propose la psychiatrie EBM. Mais la psychiatrie CP s’en accommode fort bien.

Non seulement la psychiatrie EBM, dans sa prétention d’exclusivité, reste aveugle à ce qui constitue l’être humain, mais encore elle le détruit en niant son existence. Il n’est plus possible à notre époque de croire que le Moi, pris au sens large à la fois d’identité et d’appartenance, ait une existence naturelle, intrinsèque et autonome, donnée une fois pour toutes, au même titre qu’un objet ou un organe, un foie ou un tibia. Il s’agit d’une construction culturelle en perpétuel devenir : notre façon de nous concevoir comme personnes évolue à travers les siècles. La notion d’intimité, par exemple, qui nous paraît si évidente, est d’apparition récente. Les modes de vie évoluent également, et la hiérarchie des valeurs aussi (cf. Charles Taylor, Les Sources du Moi).

Dire qu’il s’agit d’une construction ne revient pas à dire qu’il s’agit d’une illusion ou d’une fiction dont la persistance ne se soutiendrait que d’un manque de lucidité, mensonge charitable qui permettrait d’échapper au cauchemar déterministe. Au contraire, l’idée d’une construction du Moi implique une responsabilité quant à la continuité et l’orientation de cette construction. Elle implique également la fragilité et la possibilité d’une destruction. C’est pourquoi la psychiatrie EBM, en ignorant délibérément et même en niant ce qui constitue l’être humain en souffrance est non seulement inadéquate mais directement toxique en renforçant l’aliénation presque toujours à l’œuvre dans cette souffrance.
Cette idéologie qui nie l’humain et s’efforce de le ramener au rang de la machine ou de l’animal est une idéologie fasciste. Il faut le dire nettement et sans hésitation.

Robert Boulloche
Boulogne


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