Le projet de loi Bachelot et la « Santéstroïka »*

Dominique Dupagne
Retour au sommaire - BIPP n° 53 - Novembre 2008

Je suis médecin généraliste. J'aurais pu, à propos de la réforme Bachelot qui circule sur internet, redire la nausée que je ressens à être l'éternel pilier du système de soin, tel Atlas portant le monde, mais monté sur un pinacle de carton-pâte. Le projet de loi continue à nous inonder de tâches diverses de coordination et de synthèse, mais sans nous en donner les moyens. Mais ce n'est pas le titre que j'ai choisi pour mon billet. Je voudrais vous faire réaliser que nous appliquons de plus en plus à notre système de santé un modèle de gestion soviétique planifiée de triste mémoire.

Alors que les Américains mangent leur chapeau de chantres du libéralisme dans un pathétique sauve-qui-peut financier, Roselyne Bachelot affine une gestion du système de santé français directement inspirée du Gosplan. Elle ne l'a pas initiée, elle met juste la touche terminale à l'entreprise fondée par ses prédécesseurs.
À l'origine de ces deux reniements, la même cause : une panique devant des gouffres financiers abyssaux, eux-mêmes provoqués par vingt ans de gestion à courte vue insensible aux signaux d'alerte émis de toutes parts.

Les similitudes entre l'économie soviétique stalinienne et l'organisation du système de santé français sont saisissantes. Dans les deux cas, les débuts ont été prometteurs : croissance économique robuste et chômage zéro d'un côté, système solidaire et efficace de l'autre, aboutissant à un des meilleurs systèmes de santé au monde.
Mais la similitude touche aussi la chute du système, effective en URSS, programmée chez nous.

Revue de détail :

Définition des besoins et de la qualité par des experts

Contrairement à l'économie de marché, dont se réclament les libéraux, ce ne sont pas les utilisateurs qui définissent et évaluent leurs besoins, mais des experts. Ces experts sont présents à tous les niveaux : choix de l'offre, répartition, contrôle qualité, validation… C'est exactement le principe de la planification soviétique, censée œuvrer pour le bonheur des masses populaires. Production uniformisée, laissant peu de place aux variantes nées de besoins particuliers réels. Hors du plan, point de salut : il faut suivre les recommandations, les référentiels. Il n'y a qu'une seule façon de traiter le diabète, l'hypertension, le cancer.
Gare au soignant ou au patient qui sort des "clous". La variété de l'offre de soins sera bientôt aussi misérable que celle des produits de consommation soviétiques.

Contrôles tatillons, envahissants et paralysants

Patients et médecins sont prévenus : ça va contrôler sec ! Non pas tant les malversations et abus, mais les écarts au plan et aux "référentiels médico-économiques" que la Haute Autorité de Santé est priée de pondre au plus vite. Convocation des agents hors-norme pour les remettre dans le "droit chemin".
L'individualisme était mal vu chez les soviets, il l'est de même dans la réforme Bachelot : à tous les échelons, des contrôleurs vérifient que les pratiques sont en accord avec les normes qui sont passées du statut de "recommandations" à celui de "référentiels".
Les mots ont du sens. La santé devient normée.

Inflation de l'administration du service, au détriment de ses acteurs

À l'hôpital, la mise en place du contrôle des dépenses a induit une bureaucratie dont la masse salariale approche celle des soignants. Personne n'a tenté de faire le bilan financier de cette aberration. Cette bureaucratie aussi stérile qu'envahissante est un des éléments qui a provoqué la chute du système soviétique. Elle génère actuellement une dégradation de la qualité des soins évidente à l'hôpital. On en est à vouloir mettre des bracelets d'identification aux patients car les intérimaires qui bouchent les trous des plannings ne les connaissent pas.
Produits et services dépassés, évoluant peu. Traquer et interdire l'initiative individuelle pour imposer le respect de la norme a une conséquence grave qui est peut-être la principale cause de la chute de l'URSS : l'innovation disparaît, car l'innovation résulte justement de l'initiative individuelle. L'appareil industriel soviétique est devenu progressivement obsolète après des succès initiaux trompeurs. L'état des hôpitaux français se dégrade, les matériels ne sont plus remplacés, voire sont systématiquement volés.

Survalorisation des procédures et des produits "bien conçus" à défaut d'être utiles ou efficaces

Ah ! la démarche qualité en santé, quelle merveilleuse machine à détruire… la qualité ! Il suffit de l'avoir vécue pour le comprendre. La "démarche qualité" (ou pire la "qualité totale") est sans doute la pire verrue idéologique que nous ayons appliquée à la santé.
L'Homme, sa santé et le soin sont bien trop complexes pour supporter cette approche industrielle réductionniste et stérilisante. Les Russes aussi n'en pouvaient plus de leurs produits ternes, mal fichus, uniformes et sans génie, mais conformes au cahier des charges issu du Gosplan.

Déconnexion du client et de ses besoins

Dans l'économie soviétique, le client n'existe pas, il n'y a que des camarades. Dans le système de santé français, il n'y a pas de clients non plus, il n'y a que des patients, et on ne leur demande pas leur avis : ce sont des usagers.

Files d'attente, délais, produits ou services chroniquement indisponibles ou mal répartis

Il n'y a pas de différence fondamentale entre des magasins soviétiques en rupture d'approvisionnement et les attentes interminables à l'hôpital ou les délais de rendez-vous à 8 mois de certains spécialistes. Les médecins généralistes disparaissent des campagnes, ils ne seront pas remplacés et il est illusoire de penser que l'on pourra forcer des jeunes médecins à aller là où la Poste ne reste pas. Tel un trou noir, la planification absorbe les énergies et sclérose l'activité.

Démotivation des agents les plus capables

Les acteurs les plus performants d'un domaine ne sont pas ceux qui respectent les procédures, mais ceux qui savent faire mieux, ou encore qui les adaptent au mieux. Un travailleur efficace est quelqu'un qui sait s'adapter à l'imprévu, à l'accident, au hors-norme. Comme l'ouvrier soviétique enfermé dans une procédure de production stérilisante, le soignant 2 008 est prié de ne pas s'écarter du chemin tracé par le référentiel. Les médiocres s'y épanouissent, les bons s'y morfondent.

Institutionnalisation de la corruption

Dans un système contrôlé par des experts, et dans lequel les prescripteurs ordonnent les dépenses, la corruption s'installe très vite. Dans le projet de loi qui circule sur internet, il n'est mention nulle part de garde-fous contre l'énorme influence de l'industrie pharmaceutique sur les dépenses de santé : la loi anti-cadeaux officialise en fait les cadeaux ; chaque médecin est l'objet de 25 000 euros de dépenses promotionnelles par an de la part de l'industrie pharmaceutique. Cette industrie finance également massivement la formation des médecins. Elle risque bientôt de financer l'éducation des patients, nouveauté du projet de loi.

Apparition d'une économie parallèle inaccessible aux plus démunis

Avec la paralysie progressive du système soviétique par le plan, une offre "privée" permet aux plus riches et aux apparatchiks d'accéder à des biens inaccessibles même à la classe moyenne. Dans le système français, c'est le secteur II (honoraires libres) que la réforme se propose d'encadrer, mais qui persistera ou évoluera sous une autre forme. Lorsque la pénurie s'installe, il existe toujours un marché noir, c'est juste une question de sémantique. Le secteur II n'est pas le problème, c'est la conséquence d'un système qui n'arrive plus à rémunérer ses acteurs.

Grands chantiers à la gloire du Secrétaire Général Président

Est-il besoin de détailler les similitudes ?
Bref, vous aurez compris que ce ne sont pas des amendements qu'il faut à ce texte. Nous avons besoin d'une véritable refonte de nos systèmes de valeurs. En modifiant les structures de "gouvernance" du système, la Ministre va de plus paralyser le système pendant plusieurs années : les luttes de baronnies vont générer une désorganisation durable.
C'est peut-être le moment de lire Edgar Morin, au moins son introduction à la pensée complexe : un problème aussi riche et multifactoriel qu'un système de soins ne peut se gérer avec une démarche aussi simpliste que celle perpétuée dans ce projet de loi. Nous ne savons toujours pas, en 2008, évaluer la qualité en santé. Nous faisons semblant de le faire, mais nos outils ne le permettent pas. On n'est pas un bon médecin parce que l'on prescrit tel examen tous les trois mois chez le diabétique ou que l'on prescrit systématiquement des mammographies à toutes ses patientes. La santé, la maladie, la vie, c'est plus compliqué que cela. Il faudra un jour que nous réfléchissions à des outils permettant d'évaluer vraiment la qualité, car quand on ne sait pas dire qui travaille bien ou mal, on ne peut pas progresser (ni faire d'économies). Ce sera alors le début d'une vraie réforme, d'une véritable révolution sanitaire.
En attendant, nous allons droit vers le désastre, la "Santéstroïka", et le dépeçage des restes de la sécu par des prédateurs, comme cela s'est passé pour l'économie de feu l'URSS. Si l'on veut arrêter le massacre, il va falloir agir vite, très vite, et imaginer des approches vraiment nouvelles.

Dominique Dupagne
2 octobre 2008

* Texte déjà paru sur le site Médiapart. Reproduit ici avec l’accord de l’auteur.


Retour au sommaire - BIPP n° 53 - Novembre 2008