Fichage : jusqu’où va-t-on aller ?

Marc Maximin
Retour au sommaire - BIPP n° 53 - Novembre 2008

« Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires […] que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »

Alexis de Tocqueville

Depuis toujours, la surveillance politique et la police de manière générale ont essayé par de multiples moyens de contrôler et de surveiller les populations et en priorité les populations dites “à risques”. Le fichier n’est pas le premier ni le moindre de leurs outils pour cet objectif mais leur multiplication et l’étendue de leur champ d’action questionne et inquiète. Qu’en est-il de ce besoin de tout savoir, d’une transparence totale aux dépens de l’intime pour une meilleure gestion des affaires et une protection de l’individu contre une insécurité soi-disant galopante ?
Par ailleurs, la banalisation de l’usage de technologies contrôlant comportements et mouvements des individus, ainsi que le conditionnement de la population aux “bienfaits” de celle-ci, ne peut que nous inquiéter.

Ces mesures habituelles et d’apparent bon sens s’étayent sur un sentiment de crainte exacerbé et une adhésion d’une partie importante de la population. Elles stigmatisent tous ceux qui n’ont pas pu, où pas voulu, s’inscrire dans ce schème, en quelque sorte des déviants au système général.
La définition extensive et floue des populations à risque confine à l’amalgame en posant les enfants, jeunes ou familles rencontrant des difficultés matérielles, éducatives ou sociales comme critères. Le spectre paraît bien large pour repérer et encadrer ceux dont la situation pourrait potentiellement être considérée comme un risque.

Pour maintenir le pouvoir d’apathie et d’adhésion d’une partie importante de la population aux moindres décisions et projets renforçant cette évolution, on s’appuie sur l’attrait du toujours plus de consommation et du précaire confort qu’il entraîne.
“Ne rien vouloir savoir” aux dépens du lien social entretient l’illusion pour continuer à jouir tranquille de tous ces “biens” qu’on nous propose.

Qu’en est-il de cette insécurité où plutôt de ce besoin de sécurité répété à l’envi et à l’unisson, comme si c’était l’élément princeps, le fondement d’une psychopathologie de la vie quotidienne des Français.
Quand on parle d’insécurité, il faut rappeler qu’historiens et sociologues démontrent que la violence sociale (homicides, agressions, vol à main armée, etc.) décroît depuis longtemps.
Toujours est-il qu’on nous assène à longueur de journée une information sans mise en perspective qui confine au bourrage de crâne compulsif du fait de sa réitération : « l’insécurité gagne du terrain, elle est partout et il faut remettre de l’ordre… » Les moindres faits-divers, les malheurs de nos contemporains sont montés en épingle et les politiques s’inscrivent dans ce système avec un populisme s’appuyant sur la compassion. Ne nous étonnons pas des dérives de la “peopolisation” qui n’est que la résultante d’un populisme à grand spectacle.
On ne peut être qu’impressionné par l’efficacité du trompe l’œil qui ordonne le débat, tel qu’aucune question de fond ne puisse être posée, mais qui dédouane comme si “le clinquant” des interventions ne risquait pas grand-chose. Cette pratique vient ainsi renforcer la médiatisation du “manque de sécurité” et permet aux politiques de montrer à leurs électeurs qu’ils sont soucieux de leur “bien” avec toujours plus de sécurité.

Ce type de fonctionnement est révélateur d’une folie sociale et collective où l’on est tous un peu pris, fascinés par l’ampleur de ces faits comme des choses extraordinaires qui nous sortent de notre quotidien et plus on en rajoute, plus on risque d’être imprégné voire séduit. Cette population-cible, mise en avant comme surface projective responsable de tous les maux, ravive le sentiment d’insécurité et le canalise.

Médias, sondages, etc., tout cela participe à nous faire adhérer au modèle dominant, tout cela s’inscrit dans une quête de consensus immédiat qui s’impose avant même de pouvoir poser une vraie problématique, de se questionner.
Tous les marchands d’informations rivalisent à ce sujet, sachant que pour mieux faire vendre et adhérer il faut la caution royale, la référence obligatoire : l’expert.
Cette question de l’expertise est devenue centrale dans la construction de la légitimité des discours. Les médias sont de très grands consommateurs de ces “spécialistes” convoqués pour commenter les événements.
Pour pouvoir paraître et être convoqué dans les médias, les experts en oublient souvent ce qui les spécifie ; par leurs participations, ils s’inscrivent dans la dominante événementielle et cautionnent une orientation générale.

Les médias n’ont plus qu’à déployer leurs méthodes et s’inscrire dans une commande sociale centrée sur les thèmes porteurs. Il y a d’abord une dépolitisation, un glissement qui s’inscrit dans une logique de banalisation avec un matraquage médiatique où tous les détails sont orientés vers des interprétations les plus spectaculaires possible. Enfin, la déformation de la réalité découlant du tri par découpage du réel permet la mise en exergue des signifiants qui frappent et la stigmatisation recherchée.
C’est le triomphe du paraître aux dépens de l’être, de la communication aux dépens du langage qui vient renforcer ce sentiment d’insécurité, ce besoin de protection, de surveillance avec la création de fichiers.

La voie est alors toute tracée pour mettre en place une surveillance pour notre bien-être collectif articulée à une loi du marché qui entretient le leurre de l’individualisme et la mise en place de mesures coercitives pour nous protéger…
Ce modèle dominant se fonde sur un désir de classification, d’universalité et de transparence qui entretient le règne de la norme et du protocole, toujours pour notre bien-être et un “plus” de progrès.
Cela témoigne depuis quelques années de l’accélération d’une “mise au pas” généralisé qui n’excepte aucun des domaines propres à l’Être : mise au pas normative avec une accumulation de lois et de projets de lois amenant une inflation du droit dans la “nouvelle gouvernance” pour toutes les questions dites de société. Le lien juridique prend le pas sur le lien social car la protection des prérogatives de chacun devient la préoccupation prioritaire et le fonctionnement à dominante collective laisse place à un “contractualisme”. Ce système vient régler le moindre des litiges et implique le recours systématique à une contractualisation de tout et l’établissement d’un ordre juridique prévalant.

Alors on va mettre en place tout un battage de textes, réformes, discours et actions pour montrer qu’on s’en occupe… On voit arriver des projets de lois en urgence, sur des mesures à prendre pour l’insécurité, sans réel débat et où le fait d’annoncer un projet de loi, d’en parler, de montrer qu’on agit est l’élément principal car le médiatique l’emporte, il faut que l’illusion produise son effet.
Ces projets reposent sur la transparence qui est justifiée comme une valeur partagée pour le bien collectif et il n’y a qu’à voir comment cette politique se déploie sur le domaine de la santé publique. On assiste à une déferlante de réglementation, d’interdictions en vue de préserver notre santé, comme pour nous rappeler que tout un chacun compte, mais aussi a un coût, dans une exigence de santé pour le supposé bien-être collectif. Cette obligation s’impose à tous avec sa démarche d’évaluations et fait disparaître l’individu dans le général, dans un système de contrôles et un discours de maîtrise.

Ainsi, chacun est pris dans une société de réseaux avec une politique qui privilégie la forme au fond et où l’acte se résume à une démarche calibrée en fonction de normes et de stratégie.
Tout le monde est concerné par ce maillage, cette mise à la norme organisée. Nos chères petites têtes blondes ne pouvaient rester à l’écart. La machine à contrôler déploie alors ses classifications et enquêtes qui sont en réalité des fichiers et qui ne font que renforcer la production d’exclus.
Les adolescents, “nos sauvageons”, ne suffisaient plus, ce n’est pourtant pas faute de projeter sur eux tous les maux qui nous concernent… Il fallait remonter “plus avant” dans une causalité linéaire de “bon sens”, source de toutes les extrapolations et anticipations.
D’ailleurs, l’enfant ne répond plus à nos attentes. Où plutôt, l’enfant, qui devrait pouvoir répondre à toutes nos attentes, nos projections et nos illusions, ne nous satisfait plus ! Alors sous la caution de la prévention, de l’efficacité, de la “science” et de l’évaluation fétichisées, il ne nous reste plus qu’à classifier et nommer tout ce qui concerne l’enfance.

On assiste à l’émergence de nouveaux discours où les problématiques sont remplacées par des énumérations et tout ce qui sera à la marge et qui ne rentrera pas dans les normes va se retrouver en difficulté, voire exclu. Le réalisme gestionnaire sait bien nommer les choses et les gens ; échec scolaire, caractériel, opposition, refus d’intégration ou d’insertion, etc. En nommant on classe, on met en place des causalités et des explications justificatives. Le débat est clos avant même d’avoir eu lieu.
On réduit l'enfant aux supposés facteurs de risques qui finissent par le représenter complètement et, pris dans une prédiction autoréalisatrice, bornent finalement son destin.
Il faut éradiquer “le mal” à sa source. Avec l’aide de cautions pseudo-scientifiques, on met en place des protocoles de préventions et de “traitements” dès la toute petite enfance, au cas où… : dérives d’un pseudo-soin, d’une pseudo-prévention pour se protéger, face au sentiment d’insécurité entretenu, avec une caution médicale pour tout expliquer dans une idéologie de certitude antiscientifique.

Il est facile d’exploiter cette tendance naturelle à considérer toute manifestation agressive comme une pathologie. Comme l’écrit le sociologue Laurent Mucchielli : « lorsqu’un individu est confronté chez autrui à une agressivité dont il ne comprend pas les ressorts, il lui est commode de désigner cet Autre comme “fou” s’il emploie le langage le plus ordinaire, ou comme “psychopathe” s’il veut employer un mot d’apparence savante ».

Tout est prêt pour mettre en place des mesures que l’on nous décrit comme cohérentes, nécessaires, dans une logique de simplification, d’efficacité et toujours de “bon sens”.
D’ailleurs, on nous dit que “Bases élèves” du premier degré n’est que la suite logique de la collecte d’information du second degré et, de même, EDVIGE n’est que la suite logique du fichier de renseignements des RG.
Mais ceci est faux, c’est un changement fondamental de nature qui pose les citoyens à tout âge de la vie comme des menaces potentielles pour l’ordre public et ravale l’humain au rang d’objet.

Les tutelles concernées nous rassurent quant à l’éthique et l’adéquation de ces demandes, avec bien sûr quelques remarques mais sans réelle inquiétude…
Le gouvernement pense-t-il avoir assez martelé toutes ses thèses sur l’insécurité ? Espérait-il qu’une apathie ambiante laisse passer des décisions qui, en d’autres temps, auraient jeté les gens dans la rue ? Les technocrates se sentant dans une toute puissance (qu’on pourrait qualifier d’infantile…) ont poussé tellement jusqu’à la démesure ces démarches que l’outrance de la méthodologie et des items ne pouvait qu’impliquer une riposte et un refus.
Devant cette tendance à la répression et à la tolérance zéro, on ne peut qu’être inquiet, car les lois et décrets mis en place vont dans le sens d’une transformation profonde de la conception de la prévention et, par là même, de la conception de l’humain.
Tous les ingrédients sont en place pour faire accepter à une partie de la population des projets liberticides qui portent atteinte aux droits, à la dignité et à la protection de la vie privée. Avec ce sentiment de crainte qu’on injecte à fortes doses, associé à une vision manichéenne de la société, jusqu’à quelle servitude va nous entraîner ce système de contrôle et de fichage “pour notre bien” ?
Il est nécessaire que la CNIL retrouve une place et une réelle efficacité pour permettre que soient respectés les droits élémentaires de l’homme et du citoyen.

Le défi repose sur notre capacité à une mobilisation politique de tous et sur la solidarité avec les plus défavorisés qui restent les premiers concernés. Devant cette idéologie sécuritaire sans fondement, avec la surveillance et le fichage qui en découlent, on ne peut laisser ce discours dominant envahir notre champ sans prendre position. L'absence de réaction laisse les élites technocratiques sans contre-pouvoir susceptible d’endiguer leurs velléités de contrôle des esprits et d’ingérence sociale.
Comme l’a écrit Michel Foucault : « le pouvoir n'est pas une relation univoque de dominants à dominés », la visibilité est un piège et ce désir de transparence est un leurre, mais aussi un assujettissement.

Marc Maximin
Saint-Affrique


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