Paris - Journées Nationales 1975

La psychiatrie à qui ? Le psychiatre pourquoi faire ?

Proposition amphibologique, diront certains. Ou réversible… Non pas les deux temps d’une démarche interrogative, mais le va-et-vient incessant de questions inexorablement mêlées. La psychiatrie existe-t-elle en dehors du psychiatre. Est-ce d’elle qu’il est né, ou lui qui en réinvente sans cesse l’existence comme nécessaire alibi à son industrie ? Est-elle pur produit socioculturel d’un système historique et économique, ou champ découpé par de rigoureux paramètres dans ce qui serait une science de l’homme ?

Un préalable de travail : il a paru opportun d’écarter une question que l’on pourrait cependant considérer comme une nécessaire prémisse, celle de l’existence même de la psychiatrie. La mettre en doute ressortirait d’un jeu de l’esprit, et engendrerait inéluctablement un discours « moral et politique » dont la verbosité ne le disputerait qu’à la futilité. On peut la remettre en cause, sans nul doute, mais on ne peut, autrement qu’en une dénégation défensive, contester son existence actuelle en tant que praxis sinon en tant que corpus de connaissances. Remettre en cause le caractère scientifique de tout ou partie de ces connaissances, ou douter éventuellement qu’épistémologiquement il s’agisse d’une science, critiquer cette, ou ces praxis, estimer que d’elle « vient tout le mal », annoncer son extinction prochaine, ou souhaiter un prochain holocauste – de toutes ces démarches, il reviendra bien quelque chose dans les débats autour des thèmes que nous nous sommes assignés. Mais, « hic et nunc », elle existe…

Elle existe, et elle a un « champ » – et partant, on lui suppute des limites. On aurait pu s’arrêter là, et s’attarder à y réfléchir. Pour s’apercevoir sans doute que si la formulation « scolaire » en est relativement nette, sinon simple (les perturbations du fonctionnement psychique et du comportement relationnel – psychoses, névroses, perversions, arriérations et démences…), les choses s’avèrent singulièrement plus complexes dès lors qu’on considère « ce qui se fait et ce qui s’en dit ». Parce que la psychiatrie varie plus ou moins considérablement dans son champ et dans ses limites selon qui la pense et qui l’agit, à partir de quel support théorique, de quel engagement politique, de quelle insertion sociale, de quelle position technique…

La question, à ce point, apparaîtra sans doute trop vaste, encore que fondamentale, et il pourra sembler bon à beaucoup de défricher en amont – ce qui ne manquera pas néanmoins de réintroduire le problème du « champ ».

En amont : la psychiatrie… à qui ? Questionnement tout d’actualité, pour autant que de plus en plus nombreux sont ceux, techniciens « psys » ou non, qui soutiennent avoir à en connaître et y œuvrer – sans que soit plus négligeable le nombre de ceux, techniciens « psys » ou pas, qui prétendent s’exterritorialiser, prendre leurs distances, dénier toute dépendance, voire dénoncer l’infamie.

Il y a donc ceux qui « la » font, qui voudraient « la » faire, ou dont on voudrait qu’ils « la » fassent : le psychiatre certes… Mais comment ? Et à partir de quelle position ? On peut s’interroger là sur les attributions respectives du psychiatre public, hospitalier, de secteur, du psychiatre privé, libéral, salarié, du psychiatre en formation – sur les systèmes dans lesquels ils viennent s’insérer – sur l’antagonisme ou la complémentarité de ces systèmes. Discours en contrepoint qui renvoie inéluctablement au « pour quoi faire ? » du thème varié…

Mais si le psychiatre est concerné, il n’est certainement pas le seul. Et les autres rien moins qu’un « reste »… Les autres : les « psys », psychologues, psychanalystes, psychothérapeutes de toute obédience ; les éducateurs et rééducateurs ; les infirmiers psychiatriques ; les travailleurs sociaux. Mais aussi les autres médecins, et, au premier chef, les généralistes. L’administration, le pouvoir, l’État.

Il y a ceux qui s’en démarquent, qui « la » dénient, ou qui « la » brûlent, mais qui y fonctionnement malgré tout : les « psys », psychologues, psychanalystes, psychothérapeutes… ; les autres médecins, les antipsychiatres ; les psychiatres antipsychiatres. Pourquoi pas tout le monde ?…

On peut bien croire qu’au travers de ce démembrement se profilera quelque chose de la nature du psychiatre, de son champ, de ses limites…

Le psychiatre fait de la psychiatrie, certes. Il ne fait pas toute la psychiatrie, bien évidemment. Ne fait-il que de la psychiatrie ? Qu’est-ce qu’il fait ? Comment « le » fait-il ? Comment devrait-il « le » faire ? Le psychiatre… pour quoi faire ?

Ce qu’il fait ? Et comment ? Que voilà bien une question justement controversée. L’inventaire devrait en tout cas s’en différencier suivant que l’on considère d’une part les pratiques, les positions d’où elles se réalisent (et les rapports qu’elles entretiennent avec les pouvoirs, qu’ils soient de savoir, de classe, ou d’État) ; et d’autre part les principes théoriques qui sous-tendent ces pratiques principes dont le psychiatre n’est pas forcément maître, ni conscient. Soigner, récupérer, entendre, enfermer, dépister, conditionner, laisser faire… Autant de démarches qu’il assigne ou qu’on lui assigne, qu’il assume ou qu’il dénie – mais qu’il convient de toute façon de cerner et d’expliciter – ou d’en tenter l’effort.

Tout à la fois médecin et technicien de la relation, mis en jeu par une demande de soins à partir d’une souffrance a-normale dans ses résonances psychiques (ce qui n’exclut ni le corps, ni l’organique), la fonction du psychiatre pourrait se spécifier sur un autre plan dans un double champ : comme celle d’un technicien de la relation dans le champ de la médecine – et comme celle d’un médecin dans le champ de la psychiatrie.

De cette détermination de la « fonction » du psychiatre, telle qu’elle s’exerce, telle qu’on peut la cerner, telle qu’on peut en opérer la critique, il est possible qu’on en vienne à redécouvrir « ce qu’il devrait faire » – ou ne pas faire… Quelle pourrait être la nature et la manière des services qu’il doit assumer, et leur finalité ? Préserver la société dans son fonctionnement en « dérivant » le mode de contestation radicale que représente la négation de son système sémantique et relationnel ? Et ceci quelle que soit la méthode de « dérivation », dont la contrainte ne constitue qu’un des aspects les plus grossiers et les plus caricaturaux ? Entendre et soutenir le sujet dans sa souffrance et des défaillances, quels qu’en soient le risque et le prix pour la collectivité, en cautionnant éventuellement sa déviance ? Se constituer comme le lieu d’intersection des tensions multiples qui animent ou déchirent l’individu et le groupe, « normaux », et « déviants », « soignés » et « soignants » – position messianique, utopique ou douteuse ?

En filigrane à cet enchevêtrement de questions, se dessine une interrogation sur le pouvoir, le pouvoir du psychiatre dans son rapport à l’autre, le rapport du psychiatre au Pouvoir, le pouvoir du psychiatre à se dessaisir du pouvoir – à supposer qu’il ait la maîtrise de ce pouvoir qu’on lui prête ou qu’on lui reproche. Pouvoir technique, pouvoir socio-politique, pouvoir objectif, pouvoir projectif, pouvoir transféré, ici se tisse sans doute la trame de cette fonction dont la double focalisation structure l’ambiguïté.

Ces quelques notations ne prétendant pas cerner exhaustivement les possibles développements du thème. Et pourtant, l’on admettra qu’il est nécessaire, en ce foisonnement, d’opérer un choix : des axes de travail plus étroits qui permettent de mieux structurer les débats, pour qu’on puisse en escompter quelque efficacité, au-delà des redondantes généralités. Du « reste », il reviendra bien suffisamment, à toutes les étapes de la discussion, pour que l’essentiel ne choit pas hors du champ. Pour autant que toujours ne choit quelque chose, qui demeure garant de la rémanence du désir…