Histoire des classifications : origines, utilités et destinées

Jérémie Sinzelle
Retour au sommaire - BIPP n° 63 - Décembre 2012

La psychiatrie est née à la suite d’un long cheminement intellectuel, tout d’abord philosophique. D’abord à travers une compréhension de plus en plus construite de l’âme humaine (ancêtre de l’appareil psychique), elle émerge ensuite de la légitimité de l’existence d’un sujet, normal ou pathologique. Cet être pensant et doué de parole, sur laquelle se base la clinique.

Les classifications peuvent s’intégrer dans : une démarche « ancienne » basée sur la conviction d’un auteur, et argumentée à l’aide de la Philosophie ; une démarche « moderne » née de l’intuition subjective de maîtres de la médecine, forts de leur expérience et de leur sens Clinique ; et une démarche « contemporaine » où l’outil Statistique renforce une objectivisation des données chiffrées, recueillies par des études cliniques à des fins de recherche.

CLASSIFICATIONS ANCIENNES

Les tentatives philosophiques sur les troubles de l’âme existent depuis l’Antiquité. Elles se situent en marge d’une clinique, qui, à l’époque, relève d’une tradition quasi-mystique autour de la médecine des humeurs.

Aristote, Hippocrate et Arétée de Cappadoce en représentent quelques uns des auteurs les plus illustres. Parallèlement, la médecine chinoise s’organise de manière très proche à la tradition occidentale antique, et lui a survécu jusqu’à aujourd’hui. Au Moyen-âge, une modernisation durable pour au moins un demimillénaire intervient autour de l’oeuvre d’Avicenne autour de l’an Mil, et permet une synthèse entre l’observation clinique issue de la tradition persane, et la doctrine médicale grecque relue par la culture arabo-musulmane.

Chez Avicenne, les chapitres du Canon traitant de la frénésie, l’amentia, le délire et la fureur mais aussi le sixième livre de son ouvrage d’Ash-Shifa’ (la Guérison), traitant des troubles de l’âme et des pensées, fondent une première discipline psychologisante au sein de la médecine. La Philosophie des Lumières en Occident s’intéressera aux troubles de l’âme notamment dans certains écrits de Kant à la fin du XVIIIème.

CLASSIFICATIONS MODERNES

Au sein de la médecine, à l’occasion du bouillonnement intellectuel de la Révolution française, une première classification de l’aliénation mentale se retrouvera chez Pinel. Dans son Traité médicophilosophique sur l’aliénation mentale (1° édition de l’an 9, c’est-à-dire 1800), il en souligne l’intérêt thérapeutique p125 : « Division de l’aliénation mentale en espèces distinctes. Sur quels fondements porte cette distinction ? C’est un terme heureux que celui d’aliénation mentale, pour exprimer dans toute leur latitude les diverses lésions de l’entendement ; mais il importe d’autant plus d’analyser ses diverses espèces, de les considérer séparément et d’en déduire ensuite les règles du traitement médical et celles de la police intérieure à suivre dans les hospices ».

L’émergence de la psychiatrie en tant que spécialité médicale au XIXème siècle a nécessité une description clinique plus riche, et une définition plus précise des maladies mentales. La notion de diagnostic a ainsi été sécurisée en psychiatrie, ce qui la plaçait, de fait, dans le champ de la médecine. L’on retrouve ensuite cette démarche chez Esquirol, qui est probablement le premier à introduire des éléments épidémiologiques dans son traité.

Pendant ce siècle de progrès qui suit la révolution, les pionniers de la psychiatrie, se basant sur leur intuition clinique appliqueront le programme de Pinel et seront les premiers auteurs de la littérature psychiatrique (par exemple : Leuret, Jean-Pierre Falret, Jacobi, Heinroth, Reil…). Leurs ouvrages répondent à un besoin sociétal et nomment l’innommable : la folie. Ils révèlent la maladie mentale à la médecine, aux praticiens, mais aussi aux autorités judiciaires (et religieuses) et à l’opinion publique profane.

L’objectif premier de leurs écrits est cependant, avant tout, d’assurer l’enseignement de cette nouvelle discipline qui s’appelle depuis 1802 la Psychiatrie.

Comme l’écrit Morel dans ses Etudes en 1852 : « […] l’époque des améliorations ayant sonné, l’enseignement de l’aliénation va monter au niveau des autres branches de guérir, et que l’étude de cette affection rentrera naturellement dans le cadre nosologique des maladies ordinaires… ». Auteur Français, mais surtout Européen et chrétien humaniste, il se révèle à la hauteur de la tâche et tente une classification non pas autour de la symptomatologie (qui n’existe pas encore en psychiatrie), mais par étiologie. Ses ouvrages marqueront la seconde moitié du XIXème siècle jusqu’au début du XXème, par le développement des diagnostics de Dégénérescence, de Démence précoce et de Crétinisme (par carence iodée), et amèneront des progrès dans la prise en charge en institution asilaire, et en santé publique (le sel iodé).

Entre 1850 et 1950 La psychiatrie internationale est essentiellement animée et dynamisée par des échanges entre aliénistes français et psychiatres allemands qui se complètent plus qu’ils ne s’opposent, par une tradition d’échanges amicaux.

Nosologie française : En France, les aliénistes se concentreront sur des descriptions détaillées de nouvelles pathologies isolément les unes des autres : une démarche nosologique. L’on retiendra la manie, la mélancolie, l démence et l’idiotisme de Pinel, la monomanie d’Esquirol, les hallucinations de Baillarger, la folie périodique et à double forme de J.P. Falret et Baillarger, le délire d’interprétation de Serieux et Capgras…

Nosographie allemande : En Allemagne, en prenant la succession d’auteurs de manuels de médecine non spécialisée comportant un volet psychiatrique, de nombreux psychiatres allemands vont, à l’inverse des Français, publier des manuels, spécialisés en psychiatrie, décrivant et classant les maladies les unes par rapport aux autres : leur école sera essentiellement nosographique.

KARL-LUDWIG KAHLBAUM (1828-1899) Inspiré par la démarche française et le succès de la description de nouvelles entités cliniques, Kahlbaum, en Allemagne prussienne, enseigne, à partir de son invention de la symptomatologie en psychiatrie en 1863, une approche classificatoire des maladies mentales (appelée médicoempirique). Il développe également une description plus précise de nouvelles maladies mentales, dont les noms plus que les concepts d’origine persistent jusqu’à aujourd’hui : la catatonie (folie tonique), l’hébéphrénie (folie juvénile), et l’héboïdophrénie (qui est une déviation de la normale, un « trouble de la personnalité »).

EMIL KRAEPELIN (1856-1926) Familiarisé avec l’école prussienne par son ami Rieger, Kraepelin a marqué son époque et bien au delà, en cristallisant autour de lui le développement moderne de la psychiatrie à travers les différentes éditions de son Manuel, de 1883 à 1913. Les premières éditions, son enseignement et son institut de recherche, qu’il a développés en tant que Professeur de Psychiatrie en Allemagne (à Heidelberg puis à Munich), lui ont donné la légitimité de diffuser son modèle sur le plan international.

Avec Kraepelin, la psychiatrie, autrefois en quête de légitimité, devient une spécialité médicale à part entière, accessible à la recherche et à l’épidémiologie. A l’inverse de Freud qui défend une classification psychanalytique, non chiffrée, en ambulatoire, et qui rejette l’organicité dans sa démarche, Kraepelin se base sur des observations cliniques en hospitalisation, et comprend la maladie mentale comme une conséquence d’une lésion organique cérébrale (avant de finalement se rapprocher de Freud à la fin de sa vie). Il compose une terminologie spécifique réactualisée qui lui permet une description clinique synthétique de tableaux pathologiques.

Il décrit des familles de maladies mentales autour de leur noyau pathologique (leur description la plus constante et caractéristique), définit leurs délimitations et leurs diagnostics différentiels. Il est le premier à se baser sur des arguments statistiques, selon les moyens de l’époque, et développés au sein de son institut de recherche, l’actuel Institut Max-Planck pour la Psychiatrie. Son travail accompagne le développement des centres psychiatriques en Europe, et permet l’établissement d’une psychiatrie moderne dans les CHU.

Le but de la classification des Manuels de Kraepelin est l’enseignement, la recherche et l’organisation de la pathologie mentale dans une psychiatrie en pleine expansion. Toutefois, au bout d’un demi-siècle, la fameuse étude US/UK Study en 1971 montre une hétérogénéité dans les diagnostics en raison de traditions cliniques différentes entre Royaume-Uni et USA. La définition de nouvelles entités se poursuit alors, mais persiste le besoin d’outils offrant une meilleure cohérence au sein de la discipline psychiatrique. Associé à l’épidémiologie, c’est l’outil statistique qui deviendra la nouvelle valeur permettant de contourner la nécessaire subjectivité du clinicien et, sur le plan méthodologique, de renforcer la solidité et la réputation d’une classification.

LES CLASSIFICATIONS CONTEMPORAINES

L’Organisation Mondiale de la Santé a permis à la Psychiatrie de gagner ses lettres de noblesse au sein de la médecine. Son projet, la CIM (Classification International des Maladies, ou ICD en Anglais), possède un but administratif et statistique, en vue de favoriser l’organisation des soins sur l’échelle internationale.

L’OMS développe ainsi une classification des troubles mentaux à partir du CIM6 (6° édition) en 1949. A travers l’American Psychiatric Association (APA) en 1980, et avec la publication du DSM-III en 1980, les Etats-Unis font une entrée remarquée sur la scène psychiatrique mondiale. Les USA prennent rapidement mais tardivement le pas sur la vieille Europe. En effet, à partir de l’outil statistique, l’utilisation pionnière de l’informatique (comme le rappelle Steeve Demazeux dans sa thèse Le lit de Procuste du DSM-III), offre au nouveau monde une nouvelle légitimité basée sur une technique moderne, novatrice et encore méconnue.

Non seulement elle propose l’image d’une nouvelle virginité dans le domaine psychiatrique aux USA, mais l’APA, au fur et à mesure des éditions suivantes du DSM (DSMIIIR, DSM4 et DSM4TR), tend à reléguer dans l’histoire ancienne tout ce qui existait auparavant. En proposant une classification de « diagnostics » simplifiés, permettant à l’origine uniquement l’inclusion de malades homogènes dans les protocoles et essais cliniques, le DSM-III n’est pas à l’origine un manuel de psychiatrie (malgré son nom de Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) : c’est un outil de la recherche, qui possède des limites dans son utilisation. Sa force tient à sa reproductibilité revendiquée, autour de l’idée d’une fiabilité inter-juges, sans jamais se réclamer de l’anatomopathologie ou proposer une hypothèse étiopathogénique organique aux maladies mentales.

Contrairement à ce qui peut avoir été dit ici ou là, le DSM n’est pas d’orientation neurobiologique, même si la statistique semble permettre de contourner l’écueil du doute quant à l’organicité. La critique reste donc constructive si l’on n’attribue pas au DSM tous les fantasmes de la modernité en psychiatrie. Comme les nosographies précédentes, la CIM et le DSM tentent de couvrir la pathologie mentale la plus large, mais l’objectif de ces classifications nécessite d’être rappelé : comme outil international d’organisation des soins pour la première, et outil d’inclusion statistique dans la recherche clinique pour la seconde. Elles ne représentent pas en soi des corpus pédagogiques ou des manuels cliniques didactiques.

Prises comme telles, les classifications deviennent aliénantes, suscitent des réactions de rejet, et incitent à rechercher une alternative devant proclamer sa voix excessivement fort pour être audible dans le discours dominant (par exemple : l’initiative proche de la psychanalyse, avantageusement appelée « Stop DSM ! »).

A cet égard la CFMEA-R2012 qui poursuit la classification de feu Roger Misès en pédopsychiatrie, et la tentative de Diagnostic Centré sur la Personne initié par notre regretté président d’honneur du SNPP Antoine Besse, représentent des tentatives rafraîchissantes et porteuses d’avenir, en ce qu’elles maintiennent l’existence et complètent un débat pluraliste face à des tentations totalitaires suscités par une uniformisation de la pensée dont l’HAS s’est fait l’écho récemment en attaquant le travail des psychanalystes auprès des autistes.

Chacune des classifications repose donc sur un parti-pris, une doctrine, qui est généralement revendiquée et affichée en introduction. Plus largement, la question diagnostique est-elle une tentative de désigner des conséquences d’une lésion organique, ou bien une convention de langage pour raconter une rencontre clinique à quelqu’un d’autre ? Les classifications psychiatriques, ne sont que des objets humains et perfectibles. Elles ont été établies par des auteurs, selon une politique éditoriale, dans un contexte culturel et sociologique influencé par la technologie de l’époque (il est par conséquent anachronique et impropre de désigner par exemple une Sainte du XVème siècle, dénué d’aliénistes, par une terminologie psychiatrique du XXème siècle, par exemple).

Les classifications ont des objectifs affichés et des conséquences philosophiques sur l’évolution des idées en psychiatrie. C’est parce qu’elles proposent une lecture selon une doctrine assumée par leurs auteurs, qui se retrouvent en position de force face au savoir. Il existe grossièrement trois logiques complémentaires dans la réalisation des classifications : un intérêt sémiologique de terrain (à visée clinique ou expertale, complémentaire d’autres approches), l’enseignement de la psychiatrie (supporter la confrontation à la pathologie), et la recherche scientifique (modernisation à grande échelle de la discipline). Aucune des approches n’est incompatible avec une autre.

Adopter irrémédiablement une approche à l’exclusion des autres, c’est renoncer à décrire ce qui se situe en dehors de son champ. Qu’elles soient basées sur la subjectivité clinique des praticiens ou sur l’objectivité chiffrée, les classifications ne restent que des modèles imparfaits cherchant à circonscrire une vérité clinique, dont il reste à démontrer l’organicité, ou la non-organicité. Cette quête, toujours abstraite et insaisissable en psychiatrie bute sur le contenu : la question de l’intégration ou non de déviations de la normale (les troubles de la personnalité) au sein de la pathologie n’est toujours pas réglée ; et une instabilité du contenant : un glissement sémantique favorise l’invention d’une nouvelle terminologie, pour désigner une même maladie au prix d’une inévitable perte de sens (comme en Japonais en 2002 où le terme de schizophrénie a été modifié : 精神分裂病, maladie de la fission psychique devenant 統合失調症, trouble du manque de cohésion).

En attendant l’avancement des travaux de recherche fondamentale, un travail d’introspection peut permettre au clinicien d’affiner sa vision de manière critique, en assumant sa propre subjectivité et les limites de cette recherche d’objectivité.

A cet égard il n’est pas un euphémisme de dire que, dans ce saut de génération qui a précipité tout une classe d’âge dans la mode du comportementalisme, les jeunes générations restent prisonnières, d’une part de courants psychanalytiques moralistes et datées dans lesquels ils ne se sentent pas les bienvenus, et d’autre part de schémas universitaires scolaires dont la psychanalyse peut n’apparaître que comme une nème corde à un arc qui ne trouve plus sa flèche.


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